« Tu ne parles pas »

Samedi, week-end de la Pentecôte. Assise à la terrasse d’un café, je t’attends. J’ai 30 minutes de ton temps pour te dire que le mien est désormais compté.

Le moment est venu. Celui que tu as souhaité, parce que tu avais envie que nous recommencions à nous parler normalement. Il fait beau, l’après-midi est en suspens avant l’agitation des bars à l’heure de l’apéritif. J’attends de te voir. J’attends de voir.

Tu arrives, dépose un léger baiser sur mes joues et t’assois. Café, tu démarres la conversation sur un ton badin. Peu de temps après, je suis fixée. Nous pourrons nous voir, de temps en temps, pour « papoter ». Dans tes heures de liberté, lorsque tu en auras en surplus de celles désormais partagées avec la femme que tu as rencontré.

Tu attends ma réaction, qui ne vient pas. Minutes de blanc. Je tente de placer des mots, des explications sur mon ressenti, ce que j’ai vécu ces derniers temps. Mais comment te dire en 30 minutes ce que je mets des mois à écrire ?

Tu patientes, puis tu lâches : « Tu sais Esther, le problème est que tu ne parles pas. »

Je ne parle pas, parce que depuis ton départ, je n’ai plus de corps. Aujourd’hui, le tien est ailleurs, et j’ai beau être bien présente, à tenter de converser, je sens que je ne suis plus tout à fait là. Plus toute entière du moins, parce qu’amputée de ce même corps qui -avant- nous permettait de dialoguer au-delà des mots.

Entière, je le suis, dans la vie comme dans ma parole. A travers le langage, il faut que quelque chose se passe, soit dit. Sans concessions, sans altérations, en vérité. Ce qui n’a d’ailleurs rien à voir avec la vérité : il y a toujours du mensonge dans le langage, dans la forme comme dans le fond.

Bien sûr, on peut papoter, comme tu viens de le proposer. Chacun d’entre nous apprend en grandissant cette dimension sociale du langage, et on y apprécie mon sens de la répartie, mes jeux de mots, mon aisance à l’oral. Je fais le pitre, je me donne en spectacle, les gens adorent qu’on les distraie, et je n’aime rien tant que faire rire. C’est mon interface première pour me sentir connectée de temps en temps réellement avec les autres.

Du bavardage donc, pour se distraire, mais distraire dit aussi qu’il s’agit de le faire pour ne pas penser à autre chose. En parlant de théâtre social, je me rappelle les messes de mon enfance, ces mises en scène dans lesquelles se joue la mort du Christ. On y chante, on y parle, on récite. Tout y est langage, cent fois répété pour venir laver durablement le cerveau de ce qui est fondamentalement indicible, à savoir la mort. J’avais 7 ans, j’y ai compris très vite que si la forme relevait pour moi de la fiction mensongère, en revanche le fond racontait une vérité humaine incontournable : qu’être humain, c’est être mortel. Parler s’est alors inscrit en moi comme le fait de penser la mort, une manière de faire remonter le fond dans la forme.

J’en ai gardé une urgence : parler de notre fond d’humains. Dire ce qu’on craint, ce qu’on attend, ce qu’on espère, comme si nous allions mourir de façon imminente. Parce qu’alors, nous aurons véritablement été dans notre parole, sans concessions, ni altérations. Nous nous serons parlé, nous aurons été entendus, compris. Au cœur du langage et de son sens.

Mes 30 minutes sont écoulées. Tu te lèves, m’embrasses distraitement et files à tes occupations. Je te regarde t’éloigner, dans ton dos je t’adresse un petit signe d’adieu.

Celle qui va mourir te salue.

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25 Commentaires

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25 réponses à “« Tu ne parles pas »

  1. Bonsoir Esther, c’est vrai « qu’il y a toujours du mensonge dans le langage, dans la forme comme dans le fond… » lorsqu’on n’est pas sincère, plus concerné… Nous sommes nés pour mourir. La rupture de l’amour, pour se soigner, non pas mourir, pour s’échapper, mais s’endormir, pour se reposer, puis au réveil, renaître dans une autre respiration. Ce serait bien aussi, l’espoir. Cordialement. Bon lundi férié.

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  2. « Plus toute entière du moins, parce qu’amputée de ce même corps qui -avant- nous permettait de dialoguer au-delà des mots. »

    C’est vrai. Le corps permet un autre dialogue. Plus profond et total. Mais cet autre dialogue ne peut que compléter le premier. Il ne peut pas s’y substituer. Ou plutôt (car si, il peut s’y substituer, et parfaitement), il ne peut pas aller contre. On peut faire l’amour quand les esprit n’arrivent pas à communiquer autrement mais bon quand ils s’opposent.

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  3. Je veux dire : la nostalgie de la complicité des corps n’est sans doute pas le bon chemin.

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  4. Ce qui est agréable lorsque l’on lit et qu’on est sensibilisé, par le texte d’une personne, c’est que de nombreux autres individus auront une autre lecture, rencontreront une autre sensibilité, déclareront une autre compréhension… C’est cela qui est enrichissant, parce que, je devrais relire : « tu ne parles pas » un autre jour, pour voir si je ressens autre chose que, ma première remarque instinctive.

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  5. Un poignant exercice d’être, Esther.

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  6. J’a-do-re! Si mon site n’était pas bloqué pour une inconnue raison,; je relobloguerai illico…
    Je mets sous le coude… J’aurais bien des commentaires à faire mais, pour le moment, je me contente d’une révérence et de soulever mon chapeau…

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  7. « Je suis un type qui passe dans la rue qui… Ils m’aiment bien parce qu’après tout je suis pas un salaud, je crois pas, oui ça va, mais ils ne pensent rien de moi, ils s’en foutent complètement. Je tourne en rond parce que j’aimerais bien fuir quelque chose. Quoi ? Je n’en sais rien, il y a un état d’urgence, ça c’est sûr. Quand je suis tout seul aussi c’est pareil, alors là je ne vais pas boire un coup, je fais des tours et des tours comme ça, je suis dans une espèce de cirque.

    Il n’y a pas un circuit précis ?

    Si, mais malgré moi, depuis le temps que je marche dans les rues. Tu penses bien que maintenant il est inscrit, je marche sur mes pas quoi. C’est comme des traces, c’est comme un escargot qui laisse des traces, alors j’ai la, j’ai la, la…. C’est peut-être ça l’écriture, j’en sais rien.

    J’ai besoin de confirmations, parce qu’autrement c’est comme les gens qui croient en Dieu et qui sont chrétiens et qui vont à l’église, on se demande souvent, si on ne l’est pas, pourquoi les gens vont à l’église tous les dimanche, même tous les jours, et bien c’est la même chose, ils vont tous les jours quelque part, parce que, pour se confirmer en tant qu’existence et bien moi comme je ne suis pas croyant, je suis plutôt (sûr ???) que croyant, j’ai besoin aussi de repérer, de me repérer, de me donner un corps qui ne soit pas tout à fait celui que tout le monde voit et que moi je supporte comme je peux.  »

    À quinze minutes.

    Ses derniers mots de ce reportage sont « Je suis pour la parole » et puis dans une émission de radio de 1975, il dit « Être des hommes avec les hommes. Parler. »

    Voilà chère Esther, j’ai pensé encore une fois à Georges Perros en te lisant et j’ai eu envie de dire quelque chose. C’est souvent que tes mots m’interparlent, je fais la faute sciemment, ils suscitent en moi la parole. Et là, je me dis que c’est pour cela qu’on lit, pour faire advenir la parole en nous. J’entends par parole toute forme d’expression, pas seulement l’expression verbale. La fameuse angoisse de la page blanche ne touche donc pas que les écrivains mais tout un chacun.

    Je suis allé à l’église ce week-end, ça m’arrive très rarement, un baptème dans la famille et ça m’a frappé aussi ces mots que les gens répètent en coeur, besoin de confirmation que l’on existe, besoin de se donner un corps par tous les moyens, quitte à se faire anthropophage, quitte à ingérer le corps d’un autre, le corps du Christ, y compris son sang, Amen. Besoin de conjurer la mort comme tu le dis.

    Je ne crois pas que par l’action du corps on puisse abolir l’écart entre le corps et l’esprit, la mort, pourtant il y en a en pagaille des thérapies corporelles pour y parvenir. Remarque d’ailleurs que dans les rites religieux aussi on fait appel aux mouvements du corps ; assis, debout, à genoux, courbé mais aussi par ces mots que l’on répète machinalement, ces litanies, qui sont comme des gestes. Je pense que seule la parole (toute forme d’expression artistique est une parole), expression qui vient d’on ne sait où, qu’on laisse venir plutôt, empreinte pourtant d’une « vérité personnelle », permet de combler l’espace, l’espace qu’il y a entre soi et son propre corps et soi et le corps de l’autre. La parole unis. Comment être contre, ma parole !

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    • Je prends le temps de réfléchir à tes mots et d’être dans ma parole, et je te réponds 🙂

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    • Tu as raison, quand j’écoute cet homme, je réalise que tout y est, à la nuance près de ce que je suis et essaye de porter. Merci de cet échange.
      Ps: je t’ai laissé un mail sur ta boîte, je ne pouvais pas décemment répondre in extenso ici, j’aurais réécrit « Guerre et paix » 🙂

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      • Je crois que c’est ça, un artiste. Je crois que c’est quelqu’un qui a son corps ici et son âme là-bas, et qui cherche à remplir l’espace entre les deux en y jetant de la peinture, de l’encre ou même du silence. Dans ce sens, artistes nous le sommes tous, exerçant le même art de vivre avec plus ou moins de talent, je précise : avec plus ou moins d’amour.

        Christian Bobin, L’épuisement

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      • – C’est la première fois que tu éprouves cette miséricorde ?

        – Je la découvre devant un crucifié nu.

        – Jamais avant pour un vrai corps ?

        – Pas de façon aussi forte ; il existe des livres qui font ressentir un amour plus intense que celui qu’on a connu, un courage plus grand que celui dont on a fait preuve. C’est l’effet que doit produire l’art, il dépasse l’expérience personnelle, il fait atteindre des limites inconnues au corps, aux nerfs, aux sang. Devant ce moribond nu, mes entrailles se sont émues. Je sens un vide dans ma poitrine, une tendresse confuse, un spasme de compassion. J’ai mis ma main sur ses pieds pour les réchauffer.

        Extrait du livre d’Erri di Lucas, La nature exposée

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      • C’est exactement ça. Souvent, je dis que le monde ne me suffit pas. Et que l’art remplit alors une fonction essentielle : il nous dilate 🙂
        Tu as lu les écrits de Francois Cheng ? 😉

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      • Non, mais j’en ai beaucoup entendu parlé. Ce que tu dis me rappelle une autre citation mais je ne l’ai pas encore retrouvée, il ne faut pas que j’y pense trop ça va devenir obsédant. Si j’ai mis le commentaire précédent c’est qu’il y est aussi question du corps. Je vais pondre dans le nid des autres. Par exemple sur le blog de Thomas Vinau que je te recommande, j’ai mis toute une série de commentaires sur un poème dans lequel il est question d’une comparaison du poète avec un escargot.

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  8. Je vais sûrement prendre le temps de mettre un petit peu d’ordre dans ce que je ressens et pense pour pouvoir mieux l’exprimer plus tard, mais simplement, dans un premier temps : je suis très touchée de te lire…
    Émue(tte)

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  9. bel article sur la souffrance. Je découvre avec beaucoup de plaisir votre blog!

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