« J’aime bien comme il parle, on dirait de la poésie »

Mardi. Une faute d’orthographe, relevée sur une devanture de restaurant, est jetée en pâture aux internautes sur le profil d’un tenant auto-proclamé de l’orthodoxie grammaticale. Déferlement de railleries, si loin de la poésie avec laquelle tu t’exprimes depuis que tu es entré dans le langage.

Un dimanche matin, il y a 16 ans. Ton père et moi somnolons bienheureux, profitant d’une trop rare grasse matinée. Venu de ta chambre, brusquement, éclate : « Ma-man ! » Panique. Tu as sept mois, tu ne peux pas avoir parlé. « Ma-man ! ». Une deuxième salve me projette hors du lit, en apnée, jusqu’à ton berceau. L’immense sourire ravi que tu m’adresses ne laisse aucun doute quant à ton plaisir d’avoir réussi à me faire venir. Etrange apparition du langage dans ta vie.

Pendant quelques temps, la situation revient à la normale, et tu ne dis plus rien. Quatre mois plus tard, tu es dans mes bras, chiffonnant avec enthousiasme ce pyjama en satin que tu aimes tant me voir porter. Je te souris et précise, en montrant l’étoffe : « Tu vois, ça, c’est du tissu ». Tu te figes, et j’assiste alors à ce moment inoubliable : l’association dans ton esprit d’un mot avec ce qu’il désigne. Tu regardes le pyjama, lèves la tête, puis  m’assènes, en cherchant des yeux mon approbation : « Ma-man ! Ti-ssu ! »

Toute la journée, je t’entendrai dire « Ti-ssu ! » en faisant sonner la dentale du « t », puis éclater de rire. Tu as découvert la jubilation des mots, de leur sonorité, auxquelles nous succombons tous très tôt. Il suffit pour s’en convaincre de regarder les visages fascinés des bébés dont les mères chantent ou vocalisent avec cette voix légèrement aigüe que nous sommes bien stupides de taxer de « bébête », puisqu’elle nous imprègne dès notre prime enfance de la musicalité si essentielle du langage.

Quelques années plus tard, tu t’exprimes avec le vocabulaire et la syntaxe un peu ampoulés, voire surannés, qui sont le propre de nombre d’autistes Asperger avec lesquels tu partages désormais ce stigmate inratable. Car il s’agit bien de stigmatisation, les enfants de ton entourage n’ayant de cesse de t’accabler de leurs moqueries, de te signifier que -ne parlant pas comme eux- tu n’es dès lors pas digne d’appartenir à leur communauté.

Parfois, des moments de grâce te permettent d’entrevoir le possible bonheur d’appartenir enfin au monde des « normaux » : ainsi cette petite fille au square, que du haut de tes deux ans tu avais saluée d’un « Au revoir, j’ai été enchanté de faire ta connaissance ». Et qui, après t’avoir souri, s’était tournée vers moi pour me dire « J’aime bien comme ton fils il parle, on dirait de la poésie. »

Enfant empêtrée dans la formulation maladroite héritée d’un entourage privé de la cuillère d’argent des nantis du Verbe, mais cependant placée au cœur d’une vérité cardinale : si importante que puisse nous en apparaître la forme, la seule urgence véritable de notre langage reste dans tous les cas d’en partager sa musique et poésie.

Espéranto légué par l’amour de nos mères et pères, que nous pouvons tous entendre, ce que nul ne devrait jamais oublier.

12 Commentaires

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12 réponses à “« J’aime bien comme il parle, on dirait de la poésie »

  1. Lionel

    J’aime le « Au revoir, j’ai été enchanté de faire ta connaissance. » Il faut que je m’en serve à ma prochaine virée au bac à sable.

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  2. Clairvoyance de l’enfance. Il faudrait avoir deux ans pour toujours.

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  3. Vous avez raison. Il n’y a pire usage de la langue que pour diviser et mépriser. Exquise politesse que celle de votre garçon !

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  4. J’ai bien entendu vécu çà aussi : Je m’en souviens encore ,je regardais la télé et lui jouait sur le tapis ; soudain le MOT jaillit :  » papa  » ….J’étais seul avec lui , je suis resté  » coît  » , muet devant ces deux syllabes les larmes aux yeux avec une envie difficilement représsible de le  » crier au monde  » . Le dimanche suivant , quand sa maman est venue le chercher, il  » babillait  » avait appris quelques mots dont  » maman  » justement  » .
    F.

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  5. J’aime bien comme vous écrivez. Je me répète. J’aime bien. Bonne fin de journée !

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  6. C’est très bellement raconté cette rencontre de l’enfant et des mots

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  7. Pingback: En attendant de savoir

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