« Tu es curieux.se, ça n’a pas de prix »

Depuis quelques jours, le débat sur l’écriture inclusive divise. Statuer pour l’exception ou l’inclusion ? Bizarre.

Ce matin, il fait doux. Assis sur un banc, nous discutons gaiement et, dans un élan spontané, j’ai posé ma main sur ton bras pour appuyer mes propos. Le choc est immédiat. « Don » familier mais cependant si étrange que je ne m’y suis jamais tout à fait habituée : ma paume vibre, je sens ton corps qui tremble violemment, alors que tu es parfaitement calme extérieurement.

Tu remarques mon trouble, et lorsque je te fais part de ce que je viens de ressentir, tu récuses d’abord l’épisode en arguant que, non, tout va bien. Plus tard, perturbé par cette lecture étrange, tu finis par m’avouer que je ne m’étais pas trompée sur ton instabilité intérieure : tu es « queer ».

« Queer » ? C’est-à-dire ? Bizarre ? Étrange ? En riant, tu m’expliques alors le sens second de ce mot anglais, désignant ce qui se rapporte à une personne dont l’identité de genre, son expression, les caractéristiques sexuées ou la sexualité se situent hors des normes sociales traditionnelles. Mais j’ai beau t’écouter attentivement, l’information ne me touche pas : elle n’a pour moi aucun sens. Seule compte l’affection naissante que j’éprouve à ton égard, qui se fiche bien des contours qu’on pourrait vouloir lui donner.

Entretemps, je pense à ma main, qui me titille. J’aime l’idée que tu sois «queer » sous ma paume, pour le coup mes sens se connectent instantanément à mes neurones. Je trouve cette instabilité excitante. Sexuellement, peut-être, mais dans le fond surtout parce que le mot « étrange » comporte une nuance pour moi essentielle, celle de la curiosité. Oui, tu es étrange, curieux, et c’est précisément ce qui me mobilise, génère l’énergie intellectuelle et affective qui anime notre relation depuis ses récents débuts. « Tu es curieuse, ça n’a pas de prix » m’as-tu dit il y a peu, je te retourne le compliment.

Oui, tu trembles, tu oscilles, on ne peut jamais statuer sur ton identité, tout entre nous fluctue au gré des heures, de l’humeur, des circonstances. Je ne sais jamais si j’ai affaire à ton versant féminin, masculin, mais pourquoi m’en inquièterais-je ? L’amour est peuplé de tant de volontés de figer ad vitam æternam la matière de nos sentiments qu’il finit trop souvent par tuer la moindre volonté de maintenir ce mouvement, cette incertitude, qui sont pourtant les conditions mêmes de sa survie.

J’ai faim. Tu te lèves, me donnes le bras, et nous partons déjeuner appuyés l’un contre l’autre, cahin-caha, en boitillant un peu.

Mon ami ou mon ami.e ?

Laissons le langage bégayer et claudiquer : « L’imperfection est positive, le handicap est moteur. Un manque interne, une lacune première se révèle être notre condition et notre force. Nous sommes tous bègues, prêts à trébucher sur les sons, voilà pourquoi nous sommes des êtres parlants. Nous sommes tous boiteux, déséquilibrés, instables, prêts à tomber, voilà pourquoi nous marchons comme des humains. » RP Droit.

10 Commentaires

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10 réponses à “« Tu es curieux.se, ça n’a pas de prix »

  1. Nous sommes nos oscillations.
    Votre paume, l’aiguille d’un sismographe.

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  2. Magnifique conclusion. Merci du partage ;o)

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  3. Ce que tu écris me fait souvent penser à un ami… hier je regardais son visage, qui oscillait de féminin à masculin et parmi tous les entre deux possibles. J’essayais de ne pas trop conscientiser comme j’aimais ce balancement chez lui. Ces mots m’aident à apprécier un petit peu mon incertitude.

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  4. Bon jour,
    Très bon et beau texte.
    Il faut que la société actuelle puisse sortir de ce corset judéo-chrétien du genre féminin / masculin et que la diversité des genres ne devrait en aucun cas être préjudiciable à quiconque et en cela j’aime votre texte qui en substance révèle : « Seule compte l’affection … que j’éprouve à ton égard, qui se fiche bien des contours qu’on pourrait vouloir lui donner. »
    Max-Louis

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  5. A découvrir quelques fragments de vos mots, je jubile comme à chaque fois, plaisir de lire, plaisir de découvrir qu’il y a encore sur cette planète en ébullition, des gens qui se préoccupent d’écrire… j’en suis presque à regretter que, Esther Luette , vous êtes passée chez moi hier puis repartie, Esther Muette , sans me laisser la plus petite once de mots… merci en tout cas, de m’avoir laissée entrevoir votre univers … sensible …

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    • Oh mon dieu, je suis désolée. Je trouve vos aquarelles magnifiques, et souvent, lorsque je découvre un blog dont l’univers me touche (et c’est la cas du vôtre !), je réserve mes commentaires pour un peu plus tard. Cela me laisse le temps de décanter ce que je ressens, et d’ensuite livrer quelque chose qui soit « ancré » dans mon ressenti, au-delà de l’émotion première. Je reviendrai bientôt 🙂

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  6. J’aime vos mots, leurs battements. Votre sensibilité me touche. Bon vent à vous, à eux…

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