Le froid sévit, acide. La nuit pourtant je sors, pieds nus sous les étoiles.
3 heures du matin, des lambeaux d’angoisse m’ont suivie sur la terrasse. Plexus encore noué par un réveil électrique, le contact avec l’humidité est saisissant. Je lève les yeux, inspire longuement. La nuit est claire, la clarté janséniste des étoiles finira de vitrifier la corrosion qui émiette mes nuits.
Les étoiles ! Leur beauté est un décollement qui me soustrait depuis toujours à la pesanteur d’une existence parfois trop lourde à supporter, à la face grotesque du monde tel qu’il avance. Tête levée, je contemple leur dispersion organisée, repère les figures des constellations apprises les nuits d’été méditerranéen, allongée aux côtés de mon père sur la plage. Dans quelques minutes, je le sais, l’univers se renversera pour me retourner comme un sablier. S’ensuivront quelques minutes pendant lesquelles le temps béera légèrement, et dont je sortirai radicalement changée, avec en héritage cette question jamais résolue : comment la simple vision d’étoiles peut-elle réussir le prodige de susciter en nous un tel bouleversement ?
Je suis revenue sur terre, le monde penche, une larme explose sans bruit sur mon pied droit. Vite, invoquer une consolation : je me retrouve projetée dans le souvenir d’une mêlée d’enfants en sortie scolaire pour assister à une représentation du « Roi Penché » de la chorégraphe Carolyn Carlson, à Roubaix. D’origines diverses, mais plutôt privilégiées, ces enfants comptent parmi eux A., un élément à part. Agité, incapable de se concentrer, circonscrit à un périmètre dans lequel le Lidl du coin tient lieu de sortie culturelle et familiale. Toujours en train de chercher à se bagarrer, empêtré dans une relation aux autres à la recherche du contact comme un boxeur l’impact sur le ring. Avec ça, vivant, intensément. Je suis sa référente pour la sortie, mon calme souriant avec les enfants turbulents est connu des maîtresses.
La partie s’annonce délicate. Le spectacle est exigeant, mêlant danse contemporaine, chant à la portée lyrique, et vidéos oniriques et expérimentales. Je ne lâche pas des yeux mon protégé qui, vif-argent sur son siège, harangue ses camarades à l’autre bout de l’allée. La contention est difficile.
Noir, trois coups. Le rideau se lève, sur l’écran du fond de la scène surgissent les images d’une forêt plongée dans la nuit, vaguement éclairée par une lune voilée de nuages. Un bossu surgit, se traînant douloureusement. Il commence à chanter, et le miracle a lieu. Enfoncé dans son fauteuil, tête levée vers la scène, A. s’est figé, bouche ouverte. Il ne la refermera plus, jusqu’au tableau final. Pour moi, le spectacle est désormais dans la salle. Dans la contemplation de l’enfant que la Beauté saisit et suspend. Je la vois entrer en lui par effraction, le retourner, et réussir à le contenir et stupéfier. Le Temps s’est aboli, ouvert sur ce mystère insondable.
Sortie du théâtre. Les enfants s’ébrouent, leur joyeuse pagaille se rétablit et chacun d’y aller de son commentaire. Sauf A., toujours muet ; une partie de lui est restée dans la salle. Songeur, son visage est traversé d’émotions qui ne se disent pas mais passent, mobiles et changeantes.
« Ça t’a plu ?
– Oh, oui ! »
Nul besoin de mots. A. ébauche un mouvement, hésite à se jeter dans mes bras. Je m’accroupis à sa hauteur et le serre contre moi. Il se relâche, un sourire radieux l’éclaire des pieds à la tête.
Quelque chose de la beauté du monde vient de lui être transmise. Un petit bout de cette Kryptonite dans laquelle il pourra puiser quand il sera grand et qu’il pleurera, lui aussi, pieds nus sous les étoiles.
Oh ! Quelle belle histoire, Esther !
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Et vraie, réellement vécue. Une pépite qui brille toujours en moi ^^
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Positivement merveilleux !!! Merci pour cette magie post Noël ;o)
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Merci 🙂
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L’art, le spectacle, comme la musique, la poésie, adoucit les moeurs et donne du baume au coeur, lorsque notre sensibilité adhère à ce qui se produit sous nos yeux. Bonne fin d’année Esther.
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Bonne fin d’année à vous tout pareil, Tony. Merci de votre fidèle lecture 🙂
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Bon jour,
Je ne connaissais pas le verbe conjugué : « béera » et encore moins ce mot 🙂
Ce ne sont pas les enfants dits « normaux » qui se révèlent les plus sensibles …
Max-Louis
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Le verbe « béer », Max-Louis ? 🙂 Je suis sure qu’il vous est arrivé d’être bouche bée, vous aussi. Il suffit de lire vos textes 😉
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Oui, bouche bée, c’est vrai 🙂 Mais pas pour mes textes.
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Moi, pour vos textes, si 🙂
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Ah ? Merci pour ce compliment 🙂
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😉
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La naissance d’une petite étoile. Merci, Esther Luette, ce fut un privilège de lire le prodige.
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Je sais que vous saviez depuis longtemps quelque chose de ce mystère.
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Une belle histoire du toucher, les mots, les mains, et tout le reste, qui n’appartient qu’à vous deux.
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Pour prolonger la poésie de tes mots ;
Tu vas finir par me faire pleurer !
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Oh ben non
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Si c’est un texte très touchant pour moi. Il faut dire que je m’identifie très facilement aux élèves en difficulté. Je me suis revu enfant, au CM2, au fond de la classe, la place des cancres, en train de découvrir « Demain dès l’aube » dans la bouche d’une de mes camarade dans le même état que ce garçon, saisi par la beauté du poème.
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Elle t’est restée 🙂
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Je fais ce que je peux pour cela, parfois elle me manque cruellement alors je sors ma pelle et je creuse « dans le lit boueux de la journée » comme dirait René-Guy Cadou, et je souhaite que le temps qu’il me reste, elle le prolonge, pour le paraphrasé encore, lui disait « Le temps qu’il me reste, l’amour le prolonge ». On parle de la même chose.
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Oui, on se parle. En vérité. Quelle image que ce « lit boueux », je ne te saurai jamais assez gré de m’avoir fait découvrir Cadou.
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J’ai fais deux émissions sur lui lors de ma visite de sa maison à Louisfert seul avec le gardien des lieux. Elle sont bourrés d’anecdotes sur sa vie. Je crois t’en avoir déjà parlé, elles sont sur You Tube, on devrait les trouver en tapant dans le recherche Cadou LouIsfert, Jade FM au cas où. J’avoue que certains passages son longs mais il a des choses à prendre. Si tu as l’occasion un jour d’aller du côté de Nantes et que tu veux passer un moment magique, fais moi signe, je te mettrais en contact avec le guide. Emotion garantie quand on monte l’escalier et que l’on rentre dans « sa chambre d’écriture ». Dans l’émission que j’ai faite, j’en perd mes mots.
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Je m’en vais fouiner sur You tube, et je retiens ta proposition pour Nantes. Merci ^^
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Bon, vraiment je comprendrais que tu n’ailles pas au bout, c’est vraiment longuet, le début peut-être seulement vaut la peine.
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Je te tiens au courant 😉
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« Le temps qui m’est donné que l’amour le prolonge. » Pour être précis.
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Je ne sais pas ce qui me touche le plus, si c’est la révélation émotionnelle de cet enfant face à ce qu’il vient de vivre ou si c’est la grâce exceptionnelle de votre récit. Pour cette contagion de sentiments, de battre mon cœur s’est emballé et je vous en remercie
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Ah, Didascalie, vous ici 🙂 Le plaisir de découvrir votre ressenti ne se dément jamais, avec tout ce qu’il contient à chaque fois d’indices de compréhension dans ce qui se joue dans les têtes et cœurs des lecteurs de ces billets. Merci 🙂
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Boomerang 😍
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Pour moi, la beauté réside surtout dans le regard que tu poses sur ce petit garçon, patient et tendre. L’art, oui, bien sûr, mais l’amour, quand il n’est peut-être pas évident, voilà ce qui m’émerveille.
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Comme tu as raison sur la dimension que l’Amour apporte à la Beauté… Il me semble que les deux sont indissolublement liés en ce qui me concerne : regarder l’univers et les autres avec les yeux sinon de l’amour, du moins bienveillants.
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Par ricochets, c’est un jaillissement puis un éblouissement
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Magnifique, émouvant …un grand merci pour ces étoiles partagées et qui, je l’espère, brilleront en toi, pour toi et, pour nous, grâce à toi encore très longtemps !
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Elles brillent, oui 😉 merci de tes mots ^^
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Etant en vacances, j’ai pu enfin avoir le temps d’explorer l’univers de ton blog, et je suis vraiment impressionné par ton talent d’écriture ! J’ai bien hâte de continuer à me laisser emporter dans tes histoires Esther 🙂
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Merciii 🙂 je continuerai à publier l’an prochain encore, à bientôt !
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Le pouvoir des étoiles et la magie qu’elles exercent sur nous! Elles convoquent souvent des personnes ou des moments de grâce comme celui-ci. Et l’enfant se souviendra ausii…
Une année de douceur et de légèreté!
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Soyeuse annee à vous tout pareil 🙂
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Texte admirable, votre style l’est aussi. Je me suis surpris à le lire à haute voix comme pour mieux l’apprécier. Continuez…. J’adhère.
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Oh, merci. Je suis touchée, sincèrement. C’est amusant que vous ayiez eu l’envie de le lire à voix haute, c’est toujours ce que je fais en écrivant : vérifier « à l’oreille » que le texte fonctionne. Pour moi, c’est un outil imparable. A bientôt, merci de votre visite 🙂
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Magnifique. Très émouvant et si bien écrit. C’est la lueur de ma nuit. Merci.
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Merci Aline, votre commentaire aura été le rayon de soleil de ma matinée 🙂
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