« Mais qu’est-ce que tu fais de tes journées ? »

8 mois ont passé. Je ne travaille toujours pas, n’ai plus de vie sociale, mais une gaieté secrète émerge peu à peu. Et avec elle, la peur.

J’ai enfin consenti à être. L’une après l’autre, contraintes et règles ont sombré. Je me lève à n’importe quelle heure, ne me coiffe pas, m’habille comme un clown, vis pieds nus, dors et mange quand l’envie m’en vient. Désorganisation chronique, dans laquelle le désir règne en maître.

Et si ? Et si ? Chaque nouvelle possibilité offerte au fil de journées passées dans l’indétermination la plus complète génère une excitation sauvage et fugitive, qui précède le basculement dans la matière d’un moment présent d’autant plus dense qu’aucune contingence extérieure ne m’y soustrait. Imaginer, se lancer, être absorbé. Mouvement de l’enfance, qui place toutes mes occupations du côté de la puérilité, en les teintant de l’attrait irrésistible d’un jeu défendu : ne pas travailler. En revanche, j’écris. L’écriture est devenue le lieu de ma désobéissance.

« – Mais qu’est-ce que tu fais de tes journées ? – Rien. » Je m’attache consciencieusement à ne rien faire, à la façon des enfants pour lesquels le jeu reste l’activité la plus sérieuse qui soit. Activité fondatrice de toutes les autres, celle dont je ne sais plus quel écrivain bien inspiré avait un jour dit qu’elle était celle qui « fait éclater la puissance de la créativité, la liberté souveraine d’instaurer des règles, la gratuité suprême à quoi se reconnaissent les actes proprement humains. »

Dans la même entropie du temps propre à l’écriture, j’ai découvert une appétence qui -curieusement- n’est pas pour moi sans liens avec l’érotisme lié aux jeux interdits. La transgression s’y inscrit en creux, mêlée à son corollaire : la peur de la punition. « – Mais qu’est-ce que tu fais ? – Rien, rien ! » La brûlure de souvenirs d’enfant pris la main dans le sac reste vivace.

Plongée dans ce désir dévorant qu’est devenu pour moi le fait d’écrire, le risque est réel d’y devenir le jouet de mes pulsions. Celles dont peut naître le meilleur, mais aussi le pire. Et me font d’autant plus peur que, la nuit, mon inconscient chauffé à blanc par des heures passées à tourner autour de sujets de tous ordres se rappelle à moi sous forme de cauchemars hautement perturbants.

Telle Ariane confrontée au Minotaure dans le labyrinthe, je cherche les contours d’un désir que je voudrais pur, détaché de mon corps, de celui de l’Autre, du corps social. Je  ne sais que trop  « l’épuisement provoqué par la recherche d’une réponse qui ne se donne jamais par l’autre, dont on n’est jamais rassasié, toujours passible d’être déçu. La promesse du désir est une trahison, qui nous échappe sans cesse. »

Je le sais, il me faut enclencher, passer désormais de la pulsion à l’impulsion mobilisatrice, utile, féconde. Sortir de la culpabilité, de la peur d’être punie de n’écouter que mon désir.

Mais comment ?

48 Commentaires

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48 réponses à “« Mais qu’est-ce que tu fais de tes journées ? »

  1. Bon jour,
    « Mais qu’est-ce que tu fais de tes journées ? Rien » et « En revanche, j’écris. L’écriture est devenue le lieu de ma désobéissance. » En ces deux phrases tout est dit. Voilà ces moment parcellaires de ma vie. Une mise en sécurité qui le laisse un champ de liberté.
    Un texte qui me « parle » vraiment. Merci à vous.
    Max-Louis

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  2. Bonjour Esther Luette,
    Certains ont un emploi du temps chargé… Mais font- ils quelque chose ?
    Bien à vous, Floriane.

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  3. Pingback: Tout doux liste | En attendant de savoir

  4. Je pars au boulot avec la culpabilité de ne pas travailler à ne rien faire.

    Bonne journée

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  5. Bonjour, Esther,

    Ariane ? Ne serait-ce pas plutôt Pasiphaé ? Peut-être pas. Mais de quoi Ariane rêvait-elle lorsqu’elle conduisait Thésée ?
    Un désir pur ? Mais comment arriver à purifier tout cela ?

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  6. Oh! Ce texte me parle aussi beaucoup. Mais pour moi la « désorganisation chronique » signifie un temps en suspens ou le plaisir d’aller à contre-courant. Alexandre le bienheureux me vient en tête…

    J’aime

  7. ”Lorsque l’appel de l’amour eut frappé mes oreilles, mon intelligence sembla m’abandonner pour se précipiter au devant de ses volontés. Je livrais mon âme comme le gage de ma soumission à cet ordre suprême, et je traçais le plan d’une nouvelle composition magique*. Je veux, si le ciel m’accorde son assistance, que mon palmier donne les fruits de la vérité. Par la puissance du feu qui consume mon cœur, je produirais une oeuvre merveilleuse, dont le pouvoir sera tel, que la raison confondue brulera le bagage de la science. Je remplirais de vapeur la voute azurée, je tirerai des larmes des yeux même des astres ; mes paroles parviendrons à un tel degré de mérite que le ciel me prodiguera ses bravos.“

    Djami (1414 – 1493), en préambule au poème « Joseph et Zouleïkha ».
    * En arabe, on traduit « poésie » par « Sihr halal », ce qui signifie littéralement « magie permise ».

    Tu vois, il y en a un qui ont beaucoup moins de complexes que toi à ne « rien faire », à faire une œuvre (c’est pour les guillemets), c’est une activité qu’il juge avoir un pouvoir surnaturel est permise, il aurait bien tord de se priver de ne rien faire, autant que toi.

    83. Sihr Halal

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  8. Ce que tu écris me fait penser à Georges Perros, son rapport à l’écriture. Une de ses notes ;

    Je me suis fait un non.

    et aussi celle-là ;

    Je suis un bourreau de paresse.

    et puis il a ces mots que j’ai retranscrits d’un documentaire que l’on trouve sur You Tube, on trouve cet extrait aussi dans une émission de France Culture,

    https://www.franceculture.fr/emissions/poesie-et-ainsi-de-suite/dans-les-pas-de-georges-perros

    « Ce qui m’intéresse dans l’écriture c’est de me laisser dans l’abandon total et si il arrive quelque chose, je le note. alors j’ai un petit carnet mais je n’écris pas, c’est un pense-bête, j’écris pour me rappeler ce que j’ai à écrire, et mon travail c’est ça, mon travail c’est de ne pas avoir à travailler mais d’être tout à coup surpris par quelque chose qui se pose sur moi comme un oiseau se pose sur l’épaule. »

    Je ne te remet pas le lien vers le documentaire sur You Tube car je crois t’avoir déjà donné le lien.

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  9. Très beau texte qui provoque de nombreuses résonances. La relation au jeu est très juste et surprenante. Que disent les cauchemars alors ? Bonne soirée et merci !

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    • Merci, Aline. A mon tour d’être étonnée que vous trouviez la relation au jeu surprenante, je me suis longtemps demandé si je ne tombais pas dans les lieux communs. Je vous épargne le récit des cauchemars, pour préserver votre sommeil 🙂 Bonne soirée !

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  10. Beau texte.
    Faire « rien », à fond. Je suis pour…

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  11. Merci pour ce texte, Esther. Pareil ici, sauf que je réponds, j’écris. Alors même que le temps où j’écris vraiment, en ce moment, est minuscule. Mais même sans poser de mots sur la page, je suis, ou essaie d’être, ou espère être, ou plutôt ne refuse pas d’être, dans l’ouverture nécessaire à l’écriture. J’écris donc sans mots, par une disposition qui ressemble beaucoup à une absence d’action, à ce « rien » dont tu parles. Tu as de la chance si l’écriture te brûle les doigts. 🙂

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    • Tu as raison en soulignant que le temps passé à vraiment écrire peut-être minuscule, mais dans le fond je crois que tout le reste du temps est tout autant consacré à écrire. Je veux dire par là que pour moi, toutes mes pensées tournent autour de cela, c’est comme un monologue intérieur qui se nourrit de tout ce qui se passe, m’arrive, m’entoure… en tâche de fond. Au milieu de pensées parfois très concrètes ou prosaïques arrivent des mots, des bribes de phrases, que je n’ai pas l’impression de « stocker consciemment », mais qui – une fois devant l’ordinateur- s’organisent d’un coup, très vite. C’est une hémorragie plus qu’une brûlure, et cela ne cesse de m’étonner. Souvent, après m’être relue, j’ai l’impression qu’une autre que moi a écrit 🙂

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  12. Si je comprends bien tu ne fais « rien » aux yeux des autres mais pas vraiment aux tiens, puisque c’est l’écriture, puisque c’est la créativité par le jeu.
    quand j’ai commencé une activité de traduction après trois mois de chômage, j’ai entendu « ah, enfin tu as un vrai travail », mais j’avais passé ces trois mois à écrire et ils restent parmi les plus heureux de ma vie…

    Là où les autres voient de l’oisiveté il y a un esprit qui bouillonne, dur de ne pas se laisser culpabiliser, et pourtant !

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  13.  » la poésie c’est bon
    pour les oisons les oiseux les oisifs
    disait mon père et tu ferais
    mieux d’apprendre le code civil
    moi j’apprenais le tango la biguine
    à dire je t’aime en catalan
    en croate en turc en polonais
    … »
    J.C. Pirotte, Faubourg

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  14. Chère Esther, je te lis souvent, tu as un véritable don pour écrire et exprimer d’une manière sensible et ciselée tes émotions. En lisant ton post, tu m’as fait penser à quelqu’un qui voudrait retourner dans le ventre de sa mère pour se couper du contact direct avec le monde. Comme si tu voulais retrouver les bruits diffus et assourdis que tu percevais dans le liquide amniotique dans lequel tu baignais. Tu fais une sorte de régression où tu cherches à retrouver la sécurité qui te manque actuellement, pour enfin être capable de pousser sur tes pieds pour renaître à toi-même. Voila ce que je perçois au travers de tes propos. Tu as mon adresse mail sur mon blog dans la rubrique « à propos », si tu as envie que nous poursuivions cette conversation de manière plus confidentielle.

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    • Cher Domi, comme c’est gentil d’avoir pris le temps de poster ce commentaire et d’y glisser tes appréciations et pensées, je t’en remercie de tout coeur 🙂 Je n’avais pas pensé à ce type de régression pré-natale dont tu parles, mais l’image est puissante. Je pense comme toi qu’il s’agit bien d’une pause qui me permet d’accoucher de quelque chose que je portais en moi depuis longtemps sans en avoir vraiment conscience. Vous lecteurs de ce blog contribuez par vos remarques, « rebonds », échanges… à m’aider à effectuer cette mue. J’ai vraiment l’impression d’être au sein d’un périmètre de sécurité et de bienveillance, portée par tous et toutes ici présents. C’est un vrai cadeau. A bientôt !

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  15. encrenoires

    Est il si risqué de se laisser aller à ce désir si peu coupable ? J’aime vos mots, ils dessinent ce sentiment que l’on ressens quant enfin on trace les mots. Merci.Au plaisir de vous lire plus.. belle nuit

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    • Bonjour encrenoires, et bienvenue sur ce blog 🙂 La culpabilité – si tant soit est que c’en soit une, finalement ^^- se dissipe de plus en plus. Merci de votre gentille appréciation de mes écrits, je m’en vais découvrir à mon tour votre univers ! A bientôt

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  16. Aaaah, la culpabilité de ne rien faire. Tellement présente en moi que mes « faut faire » se transforme en « faux-faire ». Passer des heures voire une journée à essayer de faire alors qu’on n’en a pas l’énergie, tourner en rond, ne rien faire de productif mais refuser de ne rien faire car il faut faire. A chaque fois, je me dis que j’aurais mieux fait de ne rien faire, sans faux semblants, afin d’être plus productive le lendemain. Mais culpabilité quand tu nous tiens…

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    • Cette culpabilité nous tient d’autant mieux qu’elle est intrinsèque à l’ère de l’efficacité dans laquelle nous sommes trempés jusqu’à l’os, oui. Ce que je peux en dire – après une année sans aucun « faut faire »- est qu’à partir du moment où l’on décide de lâcher cette injonction et de s’écouter, sans « faux-semblants » comme vous le dites si justement, cette même culpabilité disparaît à la vitesse de l’éclair. Et la joie d’exister sans contraintes, en suivant son intuition, l’envie ou non du moment crée un espace-temps d’une densité exceptionnelle. Dans lequel tant de choses se produisent, sans que nous ayons à devoir les produire 😉

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