« Ca va, ce n’est que du matériel. »

Mars floconne, je flotte. Adsum, non absum*.

Samedi après-midi. Front collé à la fenêtre, je suis là sans y être, pas très loin de nos après-midi de pluie d’enfance. Dans une forme d’insouciance alourdie par l’expérience, mais dans laquelle surnagent des paillettes d’espièglerie aujourd’hui vieillarde.

On ne me la fait plus. Pourtant, ce dessèchement lié au temps qui passe est aussi un allègement, qui dissout peu à peu l’ambivalence propre au désir sexuel : fureur ou silence, la question ne se posera bientôt plus. Les hommes de mon âge se tournent vers des corps plus jeunes.

Je n’y suis plus comme on dit, je n’y ai d’ailleurs jamais vraiment été. Lors de notre première rencontre, j’ai retrouvé en une fraction de seconde la sensation vécue enfant d’être à distance du monde, tout en regardant ma doublure extérieure y tenir le rôle que la vie et le hasard des circonstances m’assignaient. Tu n’étais d’ailleurs ce jour-là pas plus présent que moi, au fond seul le désir et la curiosité nous avaient poussés. Le temps s’est chargé du reste.

« On n’était pas là ». Hier, autour d’un thé entre amies, tu m’as détaillé les circonstances du cambriolage dont tu viens d’être victime, au point d’avoir été dépouillée méthodiquement de tout, jusqu’aux lacets de chaussures de celui qui partage ta vie. Avec pudeur, tu relativises en précisant qu’il ne s’agit que d’un préjudice matériel, mais ta voix tremble légèrement lorsque tu évoques la disparition de toutes tes photos, consécutive au vol de l’ordinateur sur lequel tu les avais stockées. Enfance de ta fille, voyages en famille, souvenirs d’amour et d’amitié partagés : tu te contrains à sourire courageusement en me disant que quoiqu’il en soit « tout est dans la tête »

« Dans le cœur », ai-je envie de rectifier. Les souvenirs que tu évoques ont tous une parenté avec ce que la vie nous apprend du concept d’amour. Amitié, affection, tendresse, passion… sont autant de variantes dont la matérialité façonne notre cœur et corps historiques, nous ancre dans la réalité du monde et, ce faisant, nous rattache à la vie. Quand leurs traces tangibles s’effacent, on flotte.

« Ça va, ce n’est que du matériel ». Dans un mouvement de compassion, face à ta détresse que je connais pour l’avoir vécue autrefois lors d’une inondation, je te souhaite soudain d’avoir connu l’amour, le Grand. Dans son principe alcoolique le plus pur, celui dont la morsure nous fait goûter un éther dont nous garderons – une fois rendus à la gravité – une nostalgie inconsolée.

Surgies du corpus des livres dont mon cœur garde l’empreinte, quelques lignes flottent entre mes yeux et la vitre de ce samedi après-midi : « Il nous manque d’aller dans notre vie comme si nous n’y étions plus, avec cette souplesse du chat entre les hautes herbes, ou avec ce fin sourire de l’amoureuse devant son cœur cambriolé. »

Je n’y suis plus. De l’herbe et de la souplesse du chat, je le sais, mon corps conservera encore pour un peu de temps la douceur. Mais du cambriolage mon cœur n’aura jamais connu le pur sourire.

* Je suis présent, mais je ne suis pas là.
*Christian Bobin L’enchantement simple (1989)

16 Commentaires

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16 réponses à “« Ca va, ce n’est que du matériel. »

  1. Magnifique ce texte… qui me parle tellement… qui me donne envie de me jeter sur mes crayons… envie de dire en couleurs ce que vous exprimez si bien avec des mots…

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  2. Merci pour ce beau texte, si sensible.

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  3. Ce texte est d’une grande beauté…

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  4. As-tu lu « Les ruines du ciel de Bobin » ? Ce livre parle, d’une part, de l’abbaye de Port- Royal et de ses abbesses qui y vivaient dans un dénuement extrême, et d’autre part, de la cour de Louix XIV et de son luxe matériel.
    En fait, ce qui peut être cambriolé, c’est notre attachement aux biens matériels. Chez les abbesses de Port-Royal, il n’y avait rien à voler, car toutes leurs richesses étaient dans leur spiritualité. Personne ne peut voler l’amour, fusse-t’il de Dieu.
    Pour ma part, si il y avait une chose que je n’aimerais pas qu’on me vole, ce serait mes livres de Bobin ! Comme quoi, le détachement, c’est pas facile !

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    • J’ai lu beaucoup de ses livres, mais pas celui-là 🙂 Et depuis mon déménagement, je ne retrouve plus certains de mes exemplaires… donc je comprends très bien ce que tu dis de leur éventuelle disparition^^

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  5. Pingback: Tournier – Luette / Conversation | En attendant de savoir

  6. Après longue hésitation entre deux morceaux, je me suis enfin décidée sur lequel te piquer 🙂

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    • Pfiou. Je suis à la fois émue et abasourdie de cette mise en miroir que tu fais là. Emue parce que Tournier est un des écrivains dont l’œuvre m’a très tôt marquée au fer rouge, et dont j’admire la puissance de la langue comme du fond de ses livres. Tu as visé juste, au coeur de quelque chose qui m’est très intime. Et aussi abasourdie, parce que la cohabitation me trouble, je me trouve aux côtés d’un géant, avec une sensation d’illégitimité à y être, mes mots me semblent si loin des siens 🙂

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