« Parle à ma main »

Dans la cuisine, je t’observe faire la vaisselle. J’aime la précision de tes gestes, elle me rassure.

Hier, l’été s’est installé par effraction, et le monde s’est dilaté. Dans le quartier, la vie s’échappe par les fenêtres ouvertes, mes oreilles vagabondent comme un filet à papillons, mais je ne quitte pas tes mains des yeux. La dextérité avec laquelle tu manipules les assiettes me fascine, rien ne peut me distraire de cette contemplation.

Ou plutôt, rien ne me distrait plus que cette chorégraphie d’objets. Ballet routinier, parfaitement maîtrisé malgré l’humidité et la viscosité irisée du liquide vaisselle, qui laissent planer à tout instant la menace angoissante et paradoxalement excitante qu’un de ses protagonistes te glisse des mains, pour exploser sur le carrelage.

Une forme de tension flotte, soutenue par les exhalaisons moites de l’évier, le contact littéralement adhésif entre tes mains et l’objet. Etonnée, je constate que le plus petit décollement  de tes doigts et paume sur l’assiette déclenche une déception, fait redescendre instantanément l’énergie focale qui m’anime en te regardant. Mais je ne t’en dis rien, parce que la pensée que quelque chose d’avant le langage est en train de se rejouer vient de surgir. Je vais réfléchir, je te parlerai plus tard, il faut que je parte à la piscine.

J’ai plongé. Sous l’eau, je suis dans mon élément. Enfant, déjà, la symbiose y était pour moi totale : rare endroit dans lequel nous puissions percevoir la totalité du contour de notre corps, l’eau – en me contenant – m’unifiait. Comme celle de ta main sur l’assiette dans l’évier, l’adhérence parfaite entre la surface de l’eau et mon enveloppe corporelle  avait lieu. Bien que la frontière de la peau y subsistât, je découvrais alors en nageant que l’étroitesse de ce contact générait un emboîtement de l’extérieur avec l’intérieur inhabituel, tout en le pressentant intime, archaïque.

Mes muscles se sont déliés, mon corps s’échauffe. J’aime la résistance que l’eau m’oppose, sa contention met mon énergie sous pression. Je n’ai qu’une hâte, la libérer, et j’enchaîne les longueurs de plus en plus vite. La récompense d’un corps et esprit parfaitement détendus, vidés de toute tension à l’issue de cette séance hebdomadaire est un aiguillon imparable.

Cet après-midi, nous irons marcher, main dans la main. Souvent, je pense à l’émotion du moment où tu as pris ma main dans la tienne, pour la première fois. Le vertige lié à ce consentement, qui préfigure l’intimité à venir, contient en lui-même l’accolement étroit de la chasteté absolue et de la sexualité la plus crue.

Eté, entremêlement des doigts, moiteur des épidermes en symbiose, jusqu’à la limite du supportable : on se colle, on se décolle, puis on se reprend. Mains nouées au-dessus de cette frontière intangible mais toujours présente, qui nous sépare d’autrui. Se prendre la main, c’est abolir cet entre-deux, instaurer une continuité d’un corps à l’autre. Créer un point de stabilisation pour nos corps funambules en recherche permanente d’un équilibre jamais définitif, trouver un centre de gravité extérieur au corps qui nous ancre et prévienne la chute fatale. Paume contre paume, rien ne peut nous arriver, tout tient.

Main dans la tienne, je sens la résistance de ta peau. Je serre, relâche, contracte parfois jusqu’à la douleur, jusqu’à te faire demander grâce. Dans ce petit jeu, je te mets à l’épreuve, et ce faisant comprends alors que c’est la résistance que nous oppose l’objet qui fait que nous avons la preuve consciente de sa réalité. Si l’objet résiste, c’est qu’il est solide, concret. Ce qu’on touche, c’est ce qui est réel.

Quand je sens ta peau résister, collée à la mienne, je peux enfin incorporer, toucher du doigt un instant l’idée d’une réalité qui ne cesse de m’échapper, de me faire défaut tout le reste du temps. En dépit de toutes les histoires que nous nous racontons pour nous rassurer quant à sa possible existence.

13 Commentaires

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13 réponses à “« Parle à ma main »

  1. Ce que tu dis de ta main pour la première fois prise par la main de l’autre… On bascule à le lire.

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  2. De la cuisine à l’amour… la paume d’éther dans tous ses ébats !

    Que dire d’autre à votre main… j’en pince pour ce texte 🙂

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  3. Le réel, c’est quand on se cogne. [ Jacques Lacan – Source : Séminaire III ]

    Il est pour lui synonyme de douleur, un peu comme Sade qui prétendait que tous le bonheur du monde est dans l’imagination.

    Toi tu l’assimiles à une présence, en opposition au néant. On peut sentir la présence de l’autre sans être en contact physique avec lui. On ne se rend pas toujours compte de cela, pourtant il m’est inconcevable de penser que l’on puisse vivre, supporter la vie, si nous ne sommes pas toujours relié, si nous ne sentons pas toujours une présence. J’allais rajouter « de quelqu’un », mais c’eut été un pléonasme. J’irais jusqu’à dire que pour sentir une présence, il nous faut parfois fuir les autres. J’irais même jusqu’à dire que c’est la quête de cette présence qui fait écrire. D’aucuns l’appellent « Muse » cette présence. J’ai justement pensé à un début de Tanka aujourd’hui dont je n’ai pas trouvé l’issu, c’est une phrase qui m’est venu, qui se fait insistante, « J’ai souvent besoin de tourner mon regard vers mon fort intérieur », et je crois que si j’ai ce besoin de rentrer en moi c’est pour trouver un autre. « Je est un autre » disait Rimbaud. Guillevic a écrit un très beau poème sur ce thème ;

    Seul. Qui dit : seul ?

    Qui m’accable d’un mot
    A couleur de malédiction ?

    Ne confonds pas.

    Celui qui s’en va seul
    Porte avec lui les autres,

    Désespère pour eux
    D’espérer avec eux.

    ***

    Eugène Guillevic (1907-1997) – Sphère (1963)

    et puis il y a Cioran

    Le vrai contact entre les êtres ne s’établit que par la présence muette, par l’apparente non-communication, par l’échange mystérieux et sans parole qui ressemble à la prière intérieure.
    De l’inconvénient d’être né, in Oeuvres, coll. Quarto, éd. Gallimard, p. 1274
    Assez seul pour ne plus l’être jamais.
    Christian Bobin
    (Souveraineté du vide, coll. folio #2680 p. 17)

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    • Je suis frappée par la phrase de Lacan 🙂 Pour le reste, j’entends bien ce que tu dis et comprends comment tout cela s’articule en toi ; mais ce que je tentais de dire dans ce texte – tout en parlant d’une présence humaine – va au-delà de cette simple présence. Comme le suggère Lacan, le réel est ce sur quoi on se cogne ; pour moi cela tient à quelque chose qui est de l’ordre de la matérialité, et cela peut donc inclure aussi des objets, d’ailleurs. Le réel n’est donc pas pour moi qu’une présence humaine comme tu le dis au début de ton commentaire, mais bien une matérialité plus large, dont le toucher seul nous apporte la preuve. Quant à ce que tu dis de la présence transcendante de l’autre, la communication muette, c’est tout à fait juste, mais c’est un autre sujet pour moi. Peut-être un futur texte ? Ce ne serait pas la première fois que tes réflexions m’y mèneraient 🙂

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      • Tu es frappée par la phrase de Lacan. On est touché par des mots. La métaphore sensorielle n’est pas en reste quand il s’agit de parler de ce que produisent sur nous les idées.

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  4. C’est très beau Esther. La main de celui qu’on aime est quelque chose de sacré, et porte dans sa peau le souvenir que tu racontes si bien de cette première union…
    Merci pour ce beau texte!

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  5. Je n’ai pas de mots, plus de mots.
    Beau, vraiment!

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