Posé sur le lavabo, le tube de couleur est intact. Face au miroir, je me regarde comme une enfant découvrant pour la première fois son reflet dans la glace. Je suis chez le coiffeur, la tondeuse est passée.
Fin d’une époque qui traînait en longueurs. J’ai les cheveux blancs. Presque ras. « Je » est une autre, par la simple vertu d’un tour de passe-passe capillaire dont l’enjeu traverse des générations de métamorphoses féminines, subies comme voulues.
D’instinct, j’ai ébouriffé mes cheveux, éclaté de rire devant le résultat, réalisant dans ce même mouvement qu’il dégoupillait une vérité longtemps aliénée à ce corps que je croyais jusqu’ici défendant. On dirait une créature tout droit sortie de la Nuit des Morts Vivants ou d’un asile. Farce de l’âge, je ne me ressemble plus et pourtant je jubile, dans l’élan d’une liberté intérieure qui pirouette son insouciance au nez et à la barbe d’une réalité qui nous contamine très tôt à l’artificialité pathologique du souci de paraître.
Sur le chemin du retour, le tonnerre gronde. Une goutte de pluie explose sur ma joue droite. En levant les yeux pour jauger de l’imminence du déluge qui se profile, ressurgit un souvenir du documentaire « La moindre des choses », dans lequel le réalisateur Nicolas Philibert filme les pensionnaires et soignants de la clinique psychiatrique de Laborde, rassemblés pour préparer la pièce de théâtre traditionnellement jouée dans les lieux chaque été.
Séquence inoubliable d’un patient aux cheveux blancs, hirsute, assis yeux fermés et tête levée vers le ciel, seul dans le parc de la dite clinique alors que l’orage menace. Tout entier tendu dans une attention extrême à cet événement, – alors même que sa pathologie laisse à penser qu’aucune interaction ne pourra jamais en percer l’opacité- et qui, soudain, pose cette question proprement inouïe : « Les aveugles, où ils habitent ? »
Cette question, c’est une lumière fracassante sur un homme paradoxalement livré à ce que nous appelons la folie, mais tutoyant de près la métaphysique et la philosophie. Un éclair d’une netteté fulgurante sur la beauté d’une âme qui se déploie par la grâce d’une attention infiniment fine portée à l’hors d’en-soi.
La vision ineffable d’un homme assis, seul dans l’espace immense d’une existence libérée du « Moi ».
Film « La moindre des choses »
Très puissant!
Je vais aller voir le film.
J’aime ton approche, la folie qui tutoie la métaphysique et la philosophie…
Bonne journée
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Merci, Corinne 🙂 Ce documentaire est un des grands films de ma vie, et l’approche de son réalisateur attentive, respectueuse et tellement fine. Tous ses films sont dans cette même veine, je te les recommande, ils devraient te parler^^
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Tu sais, je pense que les personnes atteintes de pathologies mentales habitent leur corps, leur mental et leur esprit autrement. Ils possèdent des clés communes mais aussi très différentes des nôtres. Notre « normalité » (je n’aime pas ce mot, mais bon…) fait que nous croyons posséder plein de clés (les plus belles et les plus grosses…), seulement nous ne maîtrisons pas leur utilisation et en ignorons même souvent pour l’essentiel tous les pouvoirs.
J’ai connu il y a longtemps une femme qui avait eu une vie très éprouvante, elle avait sombré dans une douce folie. C’était mon amie Gisèle et j’aimais sa présence. Je me suis toujours beaucoup amusée avec elle, elle était d’une rare profondeur et possédait je n’ai jamais su comment un sens inné pour l’élégance. Elle portait toujours des tenues incroyables, qu’elle seule savait incarner avec brio! Assez curieusement, je pense qu’elle se connaissait très bien, ce qui dans une vie est une gageure.
Mes pensées
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Oui, ce que tu dis sonne « juste » à mes oreilles, d’autant plus que j’ai le bonheur d’avoir un fils autiste Asperger. Je dis bien le bonheur, parce que -comme ton amie Gisèle- ses clés de lecture du monde sont une source inlassables de questionnements de la « normalité » ! Et donc en mettant la réalité et notre perception sens dessus-dessous, il est source de fantaisie, de rires et de réflexions profondes pour toute la famille…en dépit des difficultés -réelles- de cette pathologie 🙂
Ps : le film « La moindre des choses » est très lent, cela peut rebuter, mais permet aussi par ce biais de nous faire tendre l’oreille ^^Comme les personnages sont parfois hésitants et compliqués à comprendre du fait de leur élocution particulière, j’ai mis la version sous-titrée en anglais (qui n’existe pas à ma connaissance en français). Cela aide !
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Tout ce texte distille une joie profonde.
Emprunter les chemins de « l’hors d’en soi » amènent nécessairement à la joie car ils permettent d’embrasser le monde pour le déposer dans son cœur.
Il y a un geste de yoga qui symbolise cela : on tient les bras écartés latéralement à hauteur des épaules, paumes vers le ciel puis on rassemble les mains au dessus de la tête dans un geste large et rond et on descend ses mains en prière le long de son visage, en passant entre les yeux, jusqu’au sternum, les pouces contre son cœur.
Cette salutation est un remerciement au monde !
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Embrasser le monde et s’en réjouir, c’est tout à fait ça. Comme disait je ne sais plus qui « Démerdez-vous pour être heureux, les autres en ont besoin ». Cela m’a frappée et donné ce nouvel élan, dont j’espère qu’il rayonnera loin !
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C’est une citation du père Jaouen.
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Merci, Vincent, c’était toi qui m’avais transmis cette citation, je m’en souviens maintenant 🙂
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