« Après toi, s’il en reste »

19 heures 30 – Comment ça « qu’est-ce qu’on mange pour le dîner ? » Mais, je les ai nourris hier.

Ausculter le réfrigérateur, sélectionner, préparer, poser sur le feu. Itération, réitération immuable des repas. Accoutumance mécanique, acquise jour après jour sous le bombardement incessant de tous les gestes à accomplir pour nourrir et se nourrir. Tout en tournant machinalement la cuillère dans la casserole, je fantasme d’épiques échappées de pétroleuse, en roue libre et cheveux au vent, dans le soleil couchant.

« J’ai faim ! » Appel impérieux, atterrissage brutal. Il faut consentir, la responsabilité de toute mère nourricière contient sa part d’abdication. La hotte ronronne au-dessus de la cuisinière, m’engourdit dans une stupeur décérébrée. La cuillère tourne, tourne, tourne, il faut que ça tourne, mais pourquoi ? Tout cela n’a aucun sens.

Je n’en déteste pas pour autant ce retour au foyer consécutif à ma démission, apprécie la plénitude d’un continuum domestique qui a ses douceurs insoupçonnées. Pas de trace non plus d’un sentiment de servilité : je n’ai jamais cru à une quelconque supériorité ou infériorité d’un être par rapport à un autre. Je pressens que mon insatisfaction latente tient dans la conscience encore confuse d’une vérité qui va bien au-delà de la forme de nos habitudes quotidiennes. Mais laquelle ?

J’ai posé le plat sur la table et regarde mes enfants absorber leur diner, fascinée par leur capacité à être entièrement dans ce qu’ils font. Distraite, je n’ai pas remarqué que le tissu de ma manche infusait les restes de sauce oubliée dans mon assiette. Je saisis une serviette pour l’essuyer, et ce geste fait soudain surgir un point saillant dans le brouillard de ce début de soirée : si le travail de mère ne fait plus rêver, cela ne tient pas à l’absence de rémunération, la voie sans issue de la répétition quotidienne et mécanique ; mais peut-être plutôt à l’éclatement induit par la multiplication des centaines de petits gestes que suppose la gestion moderne d’une communauté familiale, la pixellisation particulière à ce travail, qui empêche aujourd’hui de le fantasmer. Avec la destruction des stéréotypes, la mère nourricière a aussi pris du plomb dans l’aile, et bien qu’on ne puisse que se féliciter du relais pris depuis par certains pères, il n’en reste pas moins que cette fonction parentale est désormais associée à un « faire » sans image  à projeter.

Perspective plus riche, ce vide nous offre l’ opportunité de penser la plénitude du dénuement. Sous les coups de boutoir répétés des actes à accomplir, le quotidien nous dépouille peu à peu de notre individualité, en nous éreintant au profit d’autres que nous. Au sens strict de ce verbe qui signifie excéder de fatigue, et contient dès lors implicitement l’idée de déborder pour se répandre.

Je viens de sourire à l’image de mes enfants nourris au sein, à la douceur de cet écroulement qui nous vide de notre substance en une étreinte dans laquelle la mère s’abandonne et l’enfant se remet à elle. Plus loin encore, souvenir filigrane, l’éclat toujours vif d’une vigilance à l’autre matérialisée par l’assiette supplémentaire du « pauvre », que ma grand-mère ne manquait jamais de poser sur la table des déjeuners de famille. Ou encore la boutade de mon grand-père nous enjoignant à nous servir avant lui, d’un malicieux « Après toi, s’il en reste ». Manière de prince, qui nous léguait gaiement l’intérêt de l’Autre comme supérieur à tout, et d’abord à soi-même.

Dans cette dissolution du « moi «  au profit du « nous », la trame fine et solide de petits gestes perpétués comme autant de fils sécurisants nous arrimant les uns aux autres au-dessus du vide abyssal creusé par l’égoïsme rampant du « je ».

Enfin, l’héritage merveilleux consistant à comprendre que cesser de s’imaginer être quelqu’un ou quelque chose, c’est déchirer la pellicule qu’il y a entre le monde et nous, pour devenir un avec le monde.

**

 

« Je te revois préparer à manger pour les tiens. Ce travail infini pour lequel personne jamais ne vous remercie. Les mères par leurs soins élémentaires fleurissent les abîmes. S’il y a encore des lions, des étoiles et des saints c’est parce qu’une femme épuisée pose un plat sur la table à midi. »

C.Bobin, la grande vie.

23 Commentaires

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23 réponses à “« Après toi, s’il en reste »

  1. Je te lis, j’ai la gorge nouée, je t’entends, mais comme de l’autre côté d’une vitre. Pour moi, c’est dif-fi-cile. Les gens sont plus souvent des obstacles. Et pourtant l’individualisme me répugne. J’aime te voir à tes tâches de mère.

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    • Ta vitre, c’est un cristal, Frog. Tes mots portent loin ton cœur qui déborde et bat à l’unisson, ne t’inquiète pas des obstacles. On t’entend voler, libellule ^^

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      • Qui déborde… tu mets le doigt et le mot sur la sensation que je n’avais pas encore mise en mots. Merci encore Esther. Pour le reste, j’espère avancer vers une maternité plus proche de celle que tu écris ici.

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      • De toutes façons, si l’on y réfléchit – et quels que soient tes écueils dans la relation qui te lie à eux- , tes enfants ne peuvent avoir de meilleure mère, puisque tu es la leur. Que tu soies animée par ce désir d’amélioration suffit seul à présager d’une évolution dans ce sens. Ton cœur qui déborde est la preuve que sous les possibles imperfections de la forme de ta maternité à tes yeux, tes enfants sauront lire sous la surface 🙂

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      • Sous la surface… J’ai relu ta page A propos, il me semble que ça y est, je comprends ce que tu dis. L’écriture comme dernier affleurement de la source avant la nuit. Dernier, ou premier, ou seul.

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      • Je crois en effet que tu comprends 🙂

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  2. Au-dessus de la hotte, il y a le ciel, et le vôtre est beau

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  3. C’est dans ces tâches quotidiennes et répétitives, que notre amour transparaît. N’avons-nous pas (tous, je l’espère) en mémoire le goût des plats préparés par notre grand-mère chérie (ou autre parent) ? Bien à vous 😉

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  4. helmapo

    Faire un avec le monde par la transcendance des gestes du quotidien, miracle du Dieu des petits riens !

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  5. Comme je suis le cuisinier d’une maisonnée maintenant réduite et généralement nombreuse seulement les week-ends, je peux comprendre. Mais encore davantage quand je me remémore ces souvenirs d’enfants lorsqu’aux grandes fêtes qui réunissaient plusieurs familles, on devait manger en plusieurs tablées consécutives, les hommes en premier, les enfants, les femmes puis les mères, s’il en restait pour elles dans les chaudrons. . . plus ça change plus ça reste bêtement pareil.

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  6. En vous lisant, je découvre une être, une femme loin de subir, ou d’abandonner même une petite parcelle de sa liberté, mais une Femme avec un grand sens de la vie pour la prendre à bras le corps et être Un avec le monde.
    Merci

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  7. Sevestre

    Des textes qui coulent sans heurts, des mots simples et touchants, de l élégance dans les propos et une lucidité bienvenue, merci

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  8. J’adore ta capacité de tirer des enseignements pour toi et les autres à partir d’un geste anodin, un bout de manche dans la sauce et paf on s’accroche à tes mots. Merci !

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    • Force m’est de constater que je marche en crabe, oui 🙂 Ce qui est amusant pour moi est qu’avant d’écrire ce blog, je ne réalisais pas que cette façon de réfléchir à partir de petits bouts de rien m’était (sans doute) particulière. Je crois que c’est aussi pour cette même raison que j’aime tant tes photos.

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  9. Autant que votre « style », la qualité des échanges sur vos billets est un immense plaisir, une fenêtre grande ouverte sur le coeur et l’intelligence…

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    • Vous avez tellement raison de le souligner 🙂 Ces échanges sont au moins à part égale (et finalement, ils sont pour moi l’essentiel) dans un contenu devenu au fil des articles un objet de « conversation littéraire ». Et dans lequel ce que j’écris n’est finalement qu’un prétexte, qui permet de parler les uns avec les autres en vérité, je crois. Rare, et donc précieux, oui. Merci de vous joindre si fidèlement à cette conversation ^^

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