« C’est toi qui as fait ça ? »

Dimanche soir, glas des possibles. Dès demain, la semaine pèsera de tout son plomb.

Retour d’exposition. J’ai jeté mon manteau sur le lit, catapulté mes chaussures à l’autre bout du couloir. Vite, mon carnet, vite, mon royaume pour un crayon ! Sur le papier, le graphite cherche son expression. Esquisses, repens, balbutiements, redites. Le cœur qui bat un peu vite, enfin.

Cœur, corps, souffle. Le geste maîtrisé, ce que la technique contient de mécanique s’efface, et l’on peut dès lors descendre dans l’intime d’un temps où sentir et penser profondément se confondent. Je griffonne, le papier crisse, et je m’abandonne à l’intelligence de la main, qui ouvre la voie à ce qui sédimente en moi, cette ambiguïté intérieure à laquelle toute création appelle à donner corps. Une tension s’instaure : faire, c’est se regarder penser, et j’attends que quelque chose prenne forme. Ou plus exactement, m’échappe, révèle dans cet accident ce qui en moi s’ignore, et me libère de la prétention de me connaître, propre à figer tant de choses en nous.

Agacement, mon trait a dérapé. J’ai perdu un peu la main, le manque de pratique régulière se fait sentir. A chaque reprise, il faut ré-apprivoiser le geste, retrouver à la fois maîtrise et fluidité. Trois pas en arrière, un pas en avant, trois traits en arrière , un trait en av…

Dong, dong, dong… ! 18 heures, guillotine du week-end. Un pic d’exaspération familier crève la précaire membrane de mon refuge de papier. Lundi brandit ses revendications, il faut se lever et aller gagner l’argent qui, malgré une vie des plus sobres, fait cruellement défaut. C’est une responsabilité à laquelle je fais face, mais gorge nouée. « On n’a pas eu le temps de jouer ! » : encore aujourd’hui, le déchirement d’avoir à m’arracher au vital pour sacrifier au nécessaire remonte d’acides remugles.

Notre vie nous fait défaut, et nul ne peut se soustraire à ce constat que l’accélération de nos vies modernes exacerbe, jusqu’à éclatement pour moi ce soir. Papier et crayon abandonnés sur la table, j’erre dans la maison en pilote automatique, cherchant dans les gestes coutumiers du rangement et du dîner à préparer le moyen de retrouver une forme de cohésion corporelle et mentale.

A nouveau, interruption, du téléphone cette fois. Échange de nouvelles, dans la sollicitude amicale d’un échange partagé sur l’état de nos vies respectives et soudain, cette question : « Et tes projets d’édition, où en es-tu ? » Touchée, coulée. Il suffit parfois d’une phrase pour nous renvoyer au cœur du lieu où tout en nous s’origine. Plaie ouverte, jamais refermée, que ce détournement de moi-même avec lequel je compose – comme tant d’entre nous – faute de pouvoir assurer autrement ma survie et celle de ma famille dans une société où tout se monétise. Blessure aggravée par la chape des années et du temps dilapidé à gaspiller ailleurs une énergie dont mes mains ont toujours su l’or. Sans trouver le temps ni la rémunération nécessaires à assurer sinon ma fortune, du moins à suturer le déchirement d’une existence dépossédée d’un sens profond.

Tout en poursuivant notre conversation, j’ai saisi un mouchoir, essuyé le sillon humide d’une larme sur le dos ma main. Je regarde cette main,  subitement j’ai peur de la perdre. Main si humaine,  faite pour toucher, faire, sentir, caresser, inventer, réparer, donner, jouir, partager… forte de millions d’années passées à orienter fidèlement et secrètement le destin de l’humanité, pour le transmettre sous forme d’un trésor corporel dont n’auront peut-être bientôt plus idée hommes et femmes, dans cette ère d’industrialisation et de robotisation effrénées.

Insupportable dévoiement de notre capacité à créer en habileté à produire, à toutes les échelles. D’autant plus inacceptable pour celles et ceux qui n’ont même pas l’heur de se trouver dans les circonstances propices à se poser la question d’une forme et d’un sens à donner à leur vie.

Argent, agent pathogène de nos anthropocènes intérieurs.

23 Commentaires

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23 réponses à “« C’est toi qui as fait ça ? »

  1. J’adhère à 100 % et merveille de la formulation…nous renvoyer au cœur du lieu où tout en nous s’origine.

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  2. Merci pour ce texte plein de très belles choses. J’ai bien aimé par exemple l’intelligence de la main, qui peut s’appliquer à bien des métiers d’art.
    De mémoire, il me semble avoir lu dans Queneau qu’il regrettait de perdre sa vie à la gagner, mais je ne sais plus dans lequel de ses livres.

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    • Merci pour ces mots, et oui, l’intelligence de la main se déploie à bien des métiers, et dans tous les actes de nos vies, même les plus simples. Queneau avait le sens de la formule, qui synthétise beaucoup de ce que j’essaie ici de partager… en une phrase 😉

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  3. Votre texte : heureux démenti de son dit,
    preuve que l’on écrit quand même.
    Et alchimie réussie : une transmutation ;
    comme si souvent sous votre plume – merci
    Amicalement

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  4. Puis-je ? J’arrête l’horloge. Votre carrosse n’est pas encore citrouille.
    Dessinez, chère Esther Luette !

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  5. Je suis avec toi, encore une fois…

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  6. lanefauxmillerunes

    Et moi j’ai l’impression que ma vie a encore pris du sens à prendre ce temps de lire votre magnifique texte , comme à chaque fois . Votre écriture, et de fond et de forme, est d’une telle justesse … Toujours un plaisir qui étire le présent .

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    • Merci d’avoir pris le temps de partager ce ressenti, qui souligne une chose essentielle pour moi à l' »objet d’écrire » : que l’expérience partagée résonne, nous aide à réfléchir à la nôtre. Je me répète sans doute (mais ne le dirai jamais assez^^), mais écrire ne m’intéresse pas autrement que pour susciter ce retour. Et parfois, j’ai peur d’être auto-centrée, que ce que je partage ne concerne pas autre que moi. A nouveau, merci donc de vos mots.

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      • lanefauxmillerunes

        Partir de soi ( aux deux sens : écrire à partir de soi ET se quitter un peu ) , c’est à coup sûr toucher l’autre et s’approcher de cet autre centre 🙂 … C’est mon avis ; peut-être parce que que j’aime à imaginer que chaque membre de l’humanité est tissé ( qu’il le croit ou pas , qu’il le veuille ou non ) au revers d’ un même tissu ; et, qu’effectivement , tout témoignage alimente nos propres considérations. Dans tous les cas c’est dans ce sens que j’écris et lis . Très bonne soirée et merci pour vos partages personnels .

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      • Tout à fait d’accord, je vous suis également tout autant dans l’idée de ce tissu humain réversible 🙂 Bonne soirée, et grand merci pour cet échange !

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  7. helmapo

    Magnifique !
    Tu nous emmènes vers l’essentiel,
    par la voie directe,
    et par ta voix d’hyper-sensible,
    alors, en te lisant, c’est notre intime qui se révèle.

    Merci pour ce sublime « Faire, c’est se regarder penser » !

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  8. Touché, coulé, encore une fois… Plein de choses me viennent à l’esprit en te lisant, et en particulier, une phrase de Marie-Noël, la poétesse « catholique » que l’église n’a pas voulu publier, au contraire d’Aragon, le communiste, qui l’adorait, la preuve cette lettre croustillante qu’il lui a envoyé ;

    Oui, ce qui m’a fait penser à elle, c’est ce passage superbe « Une tension s’instaure : faire, c’est se regarder penser, et j’attends que quelque chose prenne forme. Ou plus exactement, m’échappe, révèle dans cet accident ce qui en moi s’ignore, et me libère de la prétention de me connaître, propre à figer tant de choses en nous. »

    Marie-Noël a écrit « Vous chercherez l’ignorance, comme une eau pour la soif » et puis elle fait penser aussi à la Docte ignorance de Nicolas de Cues, dont je t’ai déjà sans doute parler et aussi à cette phrase de Duras, « C’est l’inconnu qu’on porte en soi écrire, c’est ça qui est atteint » et qui m’a inspiré ce sonnet écrit alors que je m’essayais à l’exercice, l’expression n’est pas des plus fluide mais j’ai réussi à dire ce qui cherchait à se dire ;

    L’inconnu qu’on porte en soi

    Guillevic, un poète que j’aime beaucoup,
    Prétend que l’inconnu est notre domicile.
    On peut se demander « Mais de quoi parle-t-il ? »,
    Le besoin de certitude semble être en nous.

    Aussi rechercher l’ignorance paraît fou.
    Écrire c’est perdre de sa pensée le fil
    Et cela est loin d’être une chose facile ;
    Les contraintes nous aident à sortir de nos clous.

    Écrire en rime rend par exemple possible
    Qu’advienne des pensées jusqu’alors invisibles,
    Impression d’une parole qui vient d’un autre.

    Magie de la fusion entre lui et nous-même,
    Précisément ce que l’on ressent quand on aime,
    Un cœur battant au même rythme que le nôtre.

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    • Tu souriras de découvrir ici que dans mes prénoms officiels figurent ceux de Noëlle et Marie … Moi, incurable athée, qui les porte comme une manifestation d’ironie de la vie à mon égard !!! 🙂 Pour le reste, comme toujours la culture que tu as de tous ces textes et la façon dont tu les relies aux miens est une source d’étonnement et de gratitude incroyable. Constater que tous ces questionnements que j’ai sont partagés avec d’autres est une source de grand réconfort , un partage qui fait unisson. Merci de prendre dans chacun de tes commentaires le temps de déposer tes trésors ici, et de nous en faire tous profiter.

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      • Je n’ai pas l’impression d’avoir de connaitre beaucoup de textes, j’ai l’impression qu’au contraire, j’en connais très peu et que je ne cesse d’y faire référence, je ne suis pas sûr d’ailleurs de ne pas t’en avoir déjà parlé ici. J’ai hésité à le faire de peur de me répéter, de paraitre un peu gaga. J’étais en arrêt de travail, la semaine dernière, une mauvaise chute, une côte fêlée. Je me suis efforcé de ne pas rire et de ne pas tousser car c’est assez douloureux. Mais un jour, je n’ai pas réussi à me retenir. Mon fils m’a appelé et apprenant que j’étais contraint de rester à la maison, il m’a demandé si je ne m’ennuyais pas trop… J’ai été surpris de ne pas pouvoir réprimé mon éclat de rire. Je crois que c’est parce que cette éventualité m’a paru à mille lieux de ce que je vivais, si éloignée que j’ai cru que mon interlocuteur faisait de l’ironie. En effet, j’avais des heures devant moi pour ne rien faire, ce qui me conduit invariablement à faire ce que je fais ce soir, je lis, j’écris, et quand il me faut faire quand même un peu de ménage ou préparer un repas, j’écoute en même temps une émission consacrée à un poète, un écrivain, un philosophe, et elles pullulent comme de la bonne graine qui ébranle la terre de mes certitudes donnant naissance à un fruit frais, juteux et sucré à souhait et dans lequel je mord avec avidité. Je pense à une mangue.

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      • Je ne sais pas si c’est le nombre qui compte en l’occurrence, mais en tous les cas tu lis des textes forts, que tu es ensuite capable d’essaimer chez les autres, et ça c’est déjà formidable. Je crois par-dessus le marché que les sujets que ces auteurs abordent sont des grandes questions sur ce qu’est écrire, croire, penser, aimer… donc cela forme -comme tu le dis un terreau fertile- qui peut germer en toi de mille manières différentes sans que tu aies forcément besoin de démultiplier les auteurs. Rassure-toi, je n’ai pas du tout l’impression que tu radotes ou que tu es gaga 🙂 J’espère que ta côte va bien se recoller, pour le reste tu profites de ce repos forcé et tu ne connais pas l’ennui, donc la vie est belle ! Ta curiosité de tout n’a pas de prix 🙂

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  9. Je déroulais bien le fil de la prose jusqu’à “Argent, agent pathogène de nos anthropocènes intérieurs”…???

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