Journée à la mer. Retrouver l’horizon, sa surface. Et s’y déployer.
L’impatience ! A la sortie de ce dernier virage qui n’en finit plus, la vision de la bande dunaire couronnée d’herbes vient d’éclabousser le pare-brise. Me désincarcérer de la voiture, urgence. Portières ouvertes, je me suis aussitôt engouffrée dans l’espace.
Ici, le paysage est une épure. Quelques lignes, blanches et bleues. Mais bourrasques, ressac, courbure des graminées, petit peuple du sable… en griffonnent la surface. Comme autant de légers électrochocs, tambourinaires de la pellicule vitreuse que je n’ai pas encore tout à fait abandonnée dans la voiture à mon arrivée. Pourtant, une mise sous pression mentale s’est déclenchée.
Allongée au sommet d’une dune, j’embrasse l’horizon. Corps étalé, la peau s’étend. Mêlée au sable qui roule et fuit, je m’y dissous en une descente dans la matière atomique, au sein de laquelle je me retrouve une et multiple. Dos bien soutenu par le sol, je n’ai plus à me porter, faire attention à l’obstacle pour ne pas tomber. La gravité a gagné le combat. On ne pense pas de la même façon à la verticale et à l’horizontale. Le poids du corps sort enfin du champ de la conscience, et l’esprit peut se redresser. J’ai maintenant levé les yeux pour suivre le vol des mouettes. Vols planés, courbes, ruptures, reprises, efforts, vitesse… quelque chose s’éveille, la pensée se spatialise. Chaque nuance des mouvements de l’oiseau est une figure à déchiffrer.
« A quoi tu penses ? »
Clac, tu viens de sectionner le fil de mes pensées. Une tension s’évanouit, teintée de l’exaspération d’être arrachée à mes réflexions sans mon consentement. Mais je contiens ce sentiment, car comment te faire partager la contradiction qu’il y a à te dire que c’est l’attention qui rend présent, produit le présent ?
Être ou ne pas y être ? Perpétuelle question, à laquelle je te réponds en un sourire voulu rassurant. Sempiternel écartèlement entre attention et distraction, fragiles oscillations sur la ligne d’équilibre à trouver pour être à la fois présent à soi et aux autres. Car il faut une forme de continuité pour penser, à une époque qui ne supporte pas plus la durée qu’elle ne sait féconder l’ennui.
Il nous faut aussi ces plages, blanches. Au sein desquelles le regard peut aller librement, se déployer jusqu’à l’horizon qui toujours nous échappe, toujours se repousse, en instaurant dans ce même mouvement une perspective vitale pour la pensée.
Face au panorama, mon plexus s’est dénoué et ma respiration s’allège du poids d’une relation aux autres parfois difficile, en tant qu’elle m’arrache à la présence pure de la sensation. Quand surcharge sensorielle et pensées prennent toute la place, il en reste peu pour les autres. Là où les bras d’autrui nous enveloppent, convoquent au commun d’une humanité partagée, l’appel de l’espace à être enveloppé dans mon corps reste pourtant un sésame inégalé pour entrer en relation avec le monde, parvenir à le concevoir. Est-ce qu’il m’arriverait de penser dans le vide ? Si je n’avais pas de corps ?
La plage est un bruit blanc, un vide spirituel que j’arpente inlassablement. Seule, dans l’espace qui fait naître la conscience.
***
« Nous allons, à la fin, où vous aimeriez d’aller si vous étiez ici, à cet antique jardin où tous les gens à pensées, à soucis et à monologues descendent vers le soir, comme l’eau va à la rivière, et se retrouvent nécessairement. Ce sont des savants, des amants, des vieillards, des désabusés et des prêtres ; tous les absents possibles, et de tous les genres. On dirait qu’ils recherchent leurs éloignements mutuels. Ils doivent aimer de se voir sans se connaître, et leurs amertumes séparées sont accoutumées à se rencontrer. L’un traîne sa maladie, l’autre est pressé par son angoisse ; ce sont des ombres qui se fuient ; mais il n’y a pas d’autre lieu pour y fuir les autres que celui-ci, où la même idée de la solitude attire invinciblement chacun de tous ces êtres absorbés. Nous serons tout à l’heure à cet endroit digne des mots. C’est une ruine botanique. Nous y serons un peu avant le crépuscule. Voyez-nous, marchant à petits pas, livrés au soleil, aux cyprès, aux cris d’oiseau. Le vent est froid au soleil, le ciel trop beau parfois me serre le cœur. »
Mr Teste – Paul Valéry
J’ai tout à coup l’envie de sauter dans un train et d’aller voir la mer !
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La chance que nous avons toi et moi d’avoir les plages du Nord tout près !! 😀
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Être présent en nous-même, être présent aux autres, comment gérer cette contradiction ?
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Injonction paradoxale 😉
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En vous lisant, un vent a soufflé dans mon sang. Se rencontrer, se toucher du bout des mots. Un grand merci!
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Un grand merci à vous, tout autant. Je vais souvent m’oxygéner chez vous, au travers de vos poèmes et photos. Une rencontre, oui 🙂
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Esther, un soupir ici malheureusement encombré de mots. Je t’entends, et suis avec toi dans la (sur)sensation, avec le vent qui respire en nous et pour nous.
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Les mots s’envolent, et soufflent jusqu’à toi, je le sais. Ne t’inquiète pas d’y ajouter les tiens, je t’entends très bien même sans eux 😉
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Magnifique !
Alleluia à ces instants de grâce où la pensée se spatialise mais le corps aussi. Comme si la vie ressemblait à la mort ou la mort à la vie, porteuse de la conscience ultime, sublime, de l’univers, infini, permanent.
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Voilà ❤
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Ton écriture est aussi puissante que les vagues de l’océan et aussi sensible que les brumes maritimes. Qu’il est bon de se baigner dans tes mots.
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Et les tiens m’aident à tenir le cap 🙂 Merci de tes lignes, qui donnent toute leur raison d’être aux miennes. C’est un grand bonheur pour moi de penser que tu puisses aimer à t’y baigner.
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« La plage est un bruit blanc, un vide spirituel que j’arpente inlassablement. Seule, dans l’espace qui fait naître la conscience. »
C’est très beau et ça m’évoque les mots de deux auteurs, au moins, que tu aimes ;
Seul. Qui dit : seul ?
Qui m’accable d’un mot
A couleur de malédiction ?
Ne confonds pas.
Celui qui s’en va seul
Porte avec lui les autres,
Désespère pour eux
D’espérer avec eux.
***
Eugène Guillevic (1907-1997) – Sphère (1963)
Le vrai contact entre les êtres ne s’établit que par la présence muette, par l’apparente non-communication, par l’échange mystérieux et sans parole qui ressemble à la prière intérieure.
Cioran, De l’inconvénient d’être né, in Oeuvres, coll. Quarto, éd. Gallimard, p. 1274
Assez seul pour ne plus l’être jamais.
Christian Bobin
(Souveraineté du vide, coll. folio #2680 p. 17)
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Comme toujours, tu as trouvé les mots 🙂 Le poème de Guillevic m’a incroyablement émue ; que tu aies pris le temps de choisir ces auteurs que j’aime, tout autant. Merci.
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Où es-tu quand tu es là sans y être? Comment on va quand l’autre ne nous voit pas? Le silence des mots que pousse parfois le vent automnal.
Fraternellement,
ELB
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Cette dimension que j’appelle celle de l’abduction ; on y est volontairement quand on est là sans y être, et incarcéré dedans quand l’autre ne nous voit pas. Absents à nous-mêmes dans les deux cas… Il y a du silence là-dedans, tu as raison.
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Et le silence est aussi une manière de communiquer. Tu est peut-être absente à toi même mais pas à l’autre puis ce silence interpelle. Je suis ravie de t’entendre dans ton silence.
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Merci Hyacinthe 🙂 Je suis peu diserte depuis quelques temps, la réalité de ma vie ne m’en laisse guère le temps ; cela me laisse cependant le temps de mûrir des paroles futures dans tout ce silence. Qui est une manière de communiquer que l’autre peut comprendre, heureusement. Tes mots m’ont fait plaisir, je suis toujours heureuse de te lire ici.
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