Sous ma paume, le bois de la table. Rassurant : ce que nous touchons est ce dont nous ne pouvons douter.
Levée trop tôt, je touille péniblement mon thé d’une main. De l’autre, je décrypte distraitement le braille des aspérités de la table sur laquelle j’ai posé ma tasse. Peu à peu, ce meuble pourtant familier gagne en réalité sous mes doigts. Quelques minutes plus tard, l’espace de la cuisine a réintégré mon cerveau : comme si la peau – au contact des objets – permettait à notre conscience de s’incarner et l’étendait à un espace infiniment plus grand que celui auquel nous circonscrit notre corps.
Premières gorgées. Éveil de la bouche, passage dans l’œsophage, dégringolade dans l’estomac. Avec la sensation du liquide, de son poids, sa chaleur, je reprends peu à peu conscience de ce corps dont la nuit m’avait dépossédée, réintègre mon enveloppe matérielle. Je pense à tout ce qui s’imprime en nous par le biais de la sensation : conscience du corps, de la réalité, du « moi », de l’autre aussi. Le confinement est de retour, avec pour corollaire cette curieuse sensation de vivre dans un corps-moi orphelin. L’habituel bonheur d’être seule dans la cuisine n’a pas la même saveur ce matin. La raréfaction de nos contacts sociaux a des accents de dessiccation, qui effritent toute une somme de petites choses et font vaciller la réalité d’autrui. Une appréhension rôde, tenace.
« Tu es là ? » Mon fils vient de faire irruption. Il m’entoure de ses bras, attend que je le serre à mon tour. Fort, et surtout par surprise ! Code corporel secret aux allures d’électrochoc, qu’il réclamait toujours enfant pour calmer l’éparpillement causé par son autisme et son hypersensibilité, et retrouver ainsi la sensation d’un corps unifié. Jeune adulte aujourd’hui, il maintient ce rituel, mais la finalité en est différente : souvent isolé dans sa chambre en haut de la maison pour y travailler, il en redescend à intervalles réguliers pour vérifier que ses proches sont toujours là, et cette étreinte réciproque le rassure quant à notre réalité et la sienne.
Appréhender tactilement pour ne pas appréhender mentalement ? Peut-être aussi, pour garder vivante en nous notre humanité. Depuis les premiers temps du confinement, une image me taraude : celle des prisonniers dans leurs cellules. Dont le sort m’accable plus que jamais tant leur précarité face à la pandémie aggrave l’isolement déjà proprement inhumain qu’ils ont à vivre en ces lieux, dans lequel le corps est banni de toute médiation relationnelle autre qu’utilitaire.
Cet après-midi, j’ai arpenté mon quartier, pendant l’heure autorisée. Angoisse des rues désertées, sentiment d’irréalité se bousculaient dans ma tête dans cet espace devenu « non-lieu ». Mais aussi, sensations dont l’expérience corporelle que nous fait traverser ce confinement habille d’une vertu précieuse : nous aider à toucher littéralement du doigt, à intégrer autrement que mentalement un peu de la réalité de la prison. Et nous mettre ainsi enfin en empathie – ne serait-ce qu’un instant – avec « ce désert vide d’humanité, là où, pour ne pas devenir fou, il faut puiser en soi la capacité de penser et de ressentir. »*
Confinement, prémisse de changement pour repenser l’incarcération ?
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« Je sais maintenant que chaque homme porte en lui — et comme au-dessus de lui — un fragile et complexe échafaudage d’habitudes, réponses, réflexes, mécanismes, préoccupations, rêves et implications qui s’est formé et continue à se transformer par les attouchements perpétuels de ses semblables. Privée de sève, cette délicate efflorescence s’étiole et se désagrège. Autrui, pièce maîtresse de mon univers… Je mesure chaque jour ce que je lui devais en enregistrant de nouvelles fissures dans mon édifice personnel. »
M.Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique.
*source : Rites de passage, le corps éprouvé. Cristina Figueiredo – L’Ecole des parents, n°612.2015