J’ai 57 ans aujourd’hui. L’année de mes 15 ans, les hommes sont entrés dans ma vie. Engagés dans la bataille consistant à obtenir le statut d’Unique.
Pourtant, jusqu’à mes 33 ans, j’ai vécu seule. Attachée à personne, mais reliée à tous. Solitaire, sans être isolée. Je n’éprouvais pas le besoin de partager mon quotidien, l’idée ne m’effleurait même pas l’esprit. Toute mon énergie était mobilisée par la conquête de mon individualité, à l’époque envisagée comme la colonne vertébrale d’une vie bien menée. D’abord être un individu, avant d’être une femme, une mère ! Autant de rôles et étiquettes que je rechignais à endosser, en tant qu’elles m’étaient assignées d’emblée par mon contexte familial et social.
« Alors, tu as trouvé ta moitié ? » A chaque mariage d’un membre de ma génération, la question m’était posée, boutade sous laquelle pointait immanquablement l’injonction à rentrer dans le rang social. Comme si privilégier mon individualité constituait une infidélité au groupe, dérogeait à l’idée que mon entourage se faisait d’un être socialement acceptable. J’esquivais la question, fulminais intérieurement.
Car à qui aurais-je bien pu m’ouvrir de ce paradoxe que je portais en moi : me sentir capable d’aimer plusieurs personnes à la fois et dans le même temps incapable d’aimer qui que ce soit exclusivement ? Trouver un partenaire n’avait rien d’une nécessité : j’avais plein d’amoureux et j’étais bien toute seule.
Déjà, l’idée qu’on puisse « appartenir » à quelqu’un me semblait d’une misère intellectuelle absolue, recroquevillée sur l’exclusivité sexuelle et notre incapacité à penser notre corps comme libre et autonome, comme notre propriété inaliénable. Comment pouvait-on ne pas comprendre que faire du corps de l’autre un lieu de pouvoir, d’assujettissement, ne serait jamais qu’une piètre façon de conjurer le fait qu’il nous échappe intrinsèquement ?
Deux décennies et des poussières de vie en couple plus tard, je n’ai toujours pas réussi à me faire entendre. Mon corps est en déroute, il ne m’appartient même plus, et d’une certaine façon, en rentrant dans le rang de la monogamie, j’ai collaboré à ma propre oppression. Sans imaginer qu’accepter que mon corps devienne un objet d’emprise lui ferait porter la colère de ce qui reste sans voix, le transformerait in fine en champ de bataille : car se révolter, se défendre ou se détruire sont des actes ultimes d’affirmation libre de propriété.*
Ma fille vient d’entrer en trombe dans ma chambre, un immense sourire teinté d’un zeste de provocation éclaire son visage. D’un geste, elle remonte la manche de son tee-shirt, exhibe fièrement son premier tatouage, conquis de haute lutte à l’issue de grands débats familiaux. Première affirmation de liberté individuelle via un emblème graphique aujourd’hui largement répandu dans sa génération, dont j’aime à croire qu’elle sera celle de la véritable liberté sexuelle et du droit à disposer librement de son corps, là où la soi-disant libération sexuelle de ma génération s’est réduite – avec l’aide de la pilule- à séparer l’acte sexuel de sa fonction de reproduction. Mais j’ai 57 ans, le train est passé, je regarde ma fille, toute jeune femme de 19 ans, et je songe :
Ne te laisse jamais faire, petite fille, montre tes dents. Résister, faire face à ses peurs, sectionner un à un les fils de l’asservissement, c’est aussi se débarrasser de la peur d’être libre.
***
« La question, c’est comment vivre avec les résidus dans sa vie, avec ce que vous n’avez pas pu faire, pas pu dire, pas eu le temps de réaliser. Plus on s’obstine à les ignorer, plus ils s’accrochent. » M.de Hennezel, Vivre avec l’invisible.
* in, «La dénaturation carcérale. Pour une psychologie et une phénoménologie du corps en prison » Jeanine Chamond, Virginia Moreira, Frédérique Decocq, Brigitte Leroy-Viémon