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« Ça ne va plus durer. »

Ma vie m’échappe. J’ai la sensation d’avoir déplacé le désir dans le mauvais champ.

Recroquevillée sur le canapé, je tente, comme chaque matin, de me mobiliser pour attaquer la journée. Sans succès. Désir de rien. Comment pourrais-je réagir, retourner la situation ? Même l’idée d’embrasser l’instant présent a un arrière-goût de dernier repas d’un condamné.

Le téléphone sonne, je sursaute. Au bout du fil, la voix de ma mère : « Ton père est à l’hôpital. » Volte-face brutale : l’urgence, c’est la sommation de réincorporer le présent sans appel. Action ! Je me lève. Vite, cautériser, organiser, étayer… le quotidien mes deux parents, âgés, fragiles enveloppes que le diagnostic d’un cancer de la moëlle osseuse déchire heure après heure un peu plus.

Pendant plusieurs semaines, les journées se succèderont dès lors à folle allure. Avec pourtant et simultanément, la conscience soudaine et aigüe que mon habituel sentiment de la durée est suspendu. La mort possible d’un de ses parents, – nos dieux, forcément immortels- c’est la perte de l’éternité.

Bientôt, mon père ?

3 heures du matin, ma mère m’appelle au chevet de mon père. Il souffre, elle attend que je fasse quelque chose, sans trop savoir comment le formuler. Mal réveillée, je chancelle de fatigue, mais me vient soudain l’idée qu’il faut que je prenne sa souffrance à bras le corps. Doucement, je tâtonne d’une main pour localiser les points douloureux. Mon père tressaille, je viens de toucher un endroit névralgique à l’arrière de sa tête. Au bout de quelques secondes de ce contact, une sensation de chaleur s’installe, intense. Je ne bouge pas, et réalise -stupéfaite- que la chaleur remonte le long de mon bras pour se diffuser dans tout mon corps. Soudain, je suis en sueur. Puis la température redescend brusquement, l’épuisement me gagne et j’enlève ma main. Mon père relève la tête, soupire de soulagement et me sourit, incrédule. La douleur a disparu.

Quelques semaines plus tard, je suis dans mon atelier, et j’ai repris mes projets laissés en suspens pendant de longs mois. Mon père va mieux, supporte bien son traitement et la vie a repris son cours, différent certes, mais je peux désormais le supporter.

Quand douleur physique et psychologique sont entrées dans ma vie il y a quelques années, elles ont peu à peu oblitéré toutes mes sensations, et j’ai cessé de me sentir vivante. Je n’arrivais plus à intégrer les formes sensibles extérieures qui m’étaient nécessaires pour passer de la sensation à l’idée créatrice. En prenant -littéralement- la souffrance de mon père sur moi, j’ai retrouvé cet éprouvé vital, si humblement humain : toucher et me sentir touchée, avoir à nouveau le sentiment de faire corps avec le monde et les autres.

L’angoisse s’est envolée, une conversion s’est opérée : l’énergie revient peu à peu, mais il ne s’agit désormais plus seulement de celle dûe à l’accumulation de sensations externes. Elle est aussi en moi, comme une source que je suis à même de faire couler lorsque j’en ai besoin, en allant tout simplement la chercher, puisque c’est en moi qu’elle s’origine.

L’angoisse est un passeur retors mais d’une efficacité implacable. Lorsque mes mains ont dirigé la douleur de mon père – cette énergie noire, négative – de l’intérieur vers l’extérieur, j’ai vécu une expérience de pure intensité.

J’ai traversé la mort pour retrouver l’enfance du désir.

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« On y va ? »

Finis les alibis, les défausses. L’atelier est prêt, j’ai enfin un espace dans lequel articuler ma solitude.

Mon Graal sommeille dans une pile de cartons qui, pour l’heure, encombre ce lieu dont j’ai tant rêvé : un atelier. L’heure n’est plus à la sédimentation. Ma colère, ma peur, mon désir, mon âme… sont autant de blancs cailloux qui auraient longtemps cheminé dans la forêt de l’inconscient.

Encore emballés, dessins, gravures et projets jamais achevés me somment de leur donner corps : « Que vas-tu faire de nous ? ». Mais l’habituelle poussée joyeuse de mes élans de créativité s’est muée en tord-boyaux. Je suis en apnée au seuil d’un gouffre creusé par l’effraction brutale de la trahison, de l’injustice, puis de la maladie tout au long des années délétères que je viens de traverser.

Le temps met en état de siège. Il y a désormais un « avant » et un « après » dans ma vie, la souffrance a altéré mon rapport au monde. Impossible de retrouver la gaie pulsion qui rendait ma vie si légère. L’angoisse est un étranglement qui sonne langue étrangère, s’étend chaque jour un peu plus. La terre vacille, ma santé, celle de mes parents vieillissants aussi. Des perspectives inenvisageables prennent figure, en Ukraine, aux portes de l’Europe. Au 21ème siècle !

Créer dans un monde en dérive quand la vie tient du compte à rebours ? Tout me semble si dérisoire, grotesque, insignifiant. Pourtant, aussi astringente qu’elle puisse être, la souffrance extirpe une essence en nous signifiant que nous sommes vivants, érige ainsi le principe de vie au-dessus de tout.

En ouvrant un premier carton, un nœud s’est relâché, une vibration est revenue, qui ne passe peut-être plus aujourd’hui plus par la jubilation, mais doit trouver une autre formule, faire œuvre au noir. J’ai désormais une chambre à moi, une cellule qui est aussi la condition de ma liberté. Je vais m’atteler à y retourner ma peau, faire face pour ne pas me laisser réduire à cette souffrance qui ne me renvoie qu’à moi-même, est comme un mensonge sur ce que je suis et dans laquelle je ne me reconnais pas.

Je est une autre.


 » À cette limite de l’imaginaire et du monde, la souffrance nous situe en tant qu’êtres humains : si elle est déchirure, elle est aussi passage étroit, porte étroite, par où se fait entendre l’invitation à devenir Autre que ce que j’imagine être, à naître comme sujet pour un Autre. Elle est le corollaire de notre devenir dans le monde. Tant que l’homme souffre, il peut encore faire son chemin dans le monde. » Denis Vasse, in « Le poids du réel, la souffrance. »

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« Je sens l’étau qui se desserre.»

Un énième verre vient d’exploser sur le carrelage. Les choses m’échappent, mon corps se comporte de plus en plus souvent en traître. Il y a de la friture dans mes interactions avec mon environnement, mais l’isolement social provoqué par la pandémie n’est pas seul en cause.

L’heure est venue d’aller dormir. Hélas, le verre de lait supposé m’aider à convoquer Morphée n’est plus que flaques et fragments de verre éparpillés sur le carrelage de la cuisine. Bien qu’hors de propos en de si vénielles circonstances, une bouffée de désespoir m’étreint. Comme si m’accorder le moindre petit plaisir s’avérait depuis quelques temps immanquablement hors de portée, comme si je n’arrivais plus à obtenir de retour.

Même la technique consistant à convoquer le souvenir d’une caresse, d’un baiser, d’un endroit aimé… ne suffit pas à apaiser cette montée de stress intempestive : libido en berne et douleurs chroniques ont lentement corrodé toute possibilité d’accueillir et de ressentir le moindre influx sensoriel plaisant. Au cœur de tels moments d’angoisse catastrophique, il y a urgence pour moi à trouver des sensations corporelles propres à restaurer rapidement le sentiment d’exister dans mon corps.

Mon corps ne m’appartient plus. M’a-t-il d’ailleurs jamais appartenu ? J’ai l’impression de n’avoir jamais été réellement touchée. Force m’est de constater qu’encore aujourd’hui, sensation externe et ressenti interne ne coïncident pas. Or, sans mémoire de cet accolement-là, la sensation reste inaffectée, c’est à dire qu’elle n’atteint pas son but et ne provoque dès lors rien en retour. Je suis une page blanche sur laquelle les sensations peinent à s’imprimer, un corps en peine de mythologie personnelle.

Mais il est trop tard pour faire marche arrière. Mon corps devient chaque jour plus pesant, corps que je traîne, corps à la traîne, entité fantôme dont je conserve – à la manière d’un membre amputé – la conscience, mais plus la sensation. Curieux cadeau du vieillissement qui veut qu’on perde peu à peu le ressenti de son corps mais que la carte mentale du corps « d’avant » persiste.

Au fur et à mesure que se déconstruit l’image de ce qui me tenait lieu de corps, je réalise combien la perte des ressentis corporels modifie l’évidence, la familiarité naturelles que j’entretenais avec lui. Il se passe des choses en son intérieur qui ne dépendent pas de moi, et cette entité toujours vécue comme inaliénable me devient à présent étrangère, chacune de ces modifications provoquant une forme de dénaturation.

Le résultat est sans appel : la perte de la sensation d’unité provoquée jusqu’ici par les retours sensoriels et sociaux de mon environnement écorne mon habituel sentiment de solidité intérieure. J’ai l’impression d’habiter un palais de cristal, une chiquenaude le suffirait à fendiller de toutes parts. Peu à peu, l’étau du monde extérieur se desserre, je n’ai plus prise sur les choses et tout me fait défaut.

Victoire par chaos. Hier, Eros apportait la preuve, aujourd’hui Thanatos et la souffrance. Deux faces d’une même réalité : l’une jusqu’ici naturelle, l’autre encore étrange, porteuse d’un langage que je ne comprends pas d’instinct.

En s’imposant à la conscience, l’extinction des sensations, du désir, du sujet désirable – donc désirant – génère une inflammation. L’incendie est déclaré, mais impossible d’extirper cette épée de Damoclès qui s’enfonce chaque jour un peu plus profondément, d’échapper à ce qu’elle impose : regarder sa propre mort de son vivant, et lui faire face, yeux grands ouverts.

Il faut le temps que la greffe prenne.

***


« La conscience est soutenue par le corps, et vacille et se tient sur la pression tremblante du sang comme la coquille d’oeuf sur un jet d’eau. » Paul Valéry, Cahiers I, Soma et CEM.

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« Je ne te retiens pas. »

Tout là-haut, l’orage gronde, l’ampleur de son tonnerre agrandit l’espace.

Sur terre, nous sommes sortis sur la terrasse. Mon fils a passé son bras autour de mon épaule, les miens entourent sa taille et celle de ma fille. Collés les uns aux autres, passagers de notre toute petite sphère dans l’univers immense, nous sommes aux premières loges. Silencieux.

Le ciel stroboscope ses lueurs et je me réjouis de la contemplation émerveillée, l’attention fine que mes enfants accordent à l’événement. Déflagrations de la foudre, flammes dans le noir, éclairs, composent un chaos indescriptible mais font aussi écho à ce qu’il peut y avoir de plus profond en chacun de nous. En cet instant, nous partageons le même mouvement interne d’ouverture à la beauté que provoquent les grands déchaînements de Mère Nature.

Tous nous avons été enfants, adorateurs du Rien, prompts à nous emparer de trois brins d’herbe pour en faire une mer déchaînée sous le vent. Pour l’heure, les plus légers déplacements d’air, subtiles montées d’effluves de pétrichor, la moindre explosion de goutte sur la terre sèche sont autant de réminiscences de cette pêche à l’infime qui exhaussait le réel de nos enfances. Un temps d’écoute flottante aussi, qui – à l’instar du Rire – éclipse le moi, provoque un dessaisissement physique : les visages de mes enfants sont libérés de toute tension, défaits comme dans les rêves.

Gouttes et éclairs se sont faits plus rares, nous réintégrons la maison à regret. Tout instant tendre passe toujours si vite, tout est passé si vite. La vie nous échappe, l’heure est venue de nous séparer, mes enfants partent vivre leur vie d’étudiants hors de la maison, et je vieillis. C’est à dire que je commence à comprendre – au sens étymologique de prendre avec soi, intégrer – qu’il y a dans une vie des choses que l’on fait pour la dernière fois et que le temps du souvenir va arriver.

Se séparer, être séparé. Chacun d’entre nous sait ce que cela signifie, nos vies entières se dessinent dans ce mot. Depuis peu, une toute nouvelle sensation s’exacerbe en moi, prend un relief inédit à la pensée qu’ils ne seront bientôt plus tout à fait là. Je les regarde et leur souris, doucement. J’ai découvert avec eux l’amour qui résiste et grandit avec le temps, mais aussi – comme le disait Sartre – que nous ne sommes jamais indispensables à quelqu’un, juste nécessaires.

Etre séparés. Je les ai armés, il faut y aller et l’on ne devient vraiment humain qu’en affrontant ce danger. Je mets tout le poids de ma tendresse dans mon sourire, je le voudrais bouclier, philtre d’invincibilité propre à les protéger de toute douleur au moment de les envoyer naviguer.

A l’heure de leur départ, mon dernier sourire pour eux sera d’autant plus tendre que je sais désormais de quoi il retourne.

***


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« C’est le corps et la tête qui se font la guerre »

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« Tu n’es pas finie »

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Mars floconne, je flotte. Adsum, non absum*.

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