« C’était un accident »

Sur le ticket de la chance, les deux sommes correspondaient. Un instant, j’ai vibré.

Las, j’ai gratté. Les 400 euros espérés sont un leurre. Après lecture plus attentive des conditions du jeu, le gain réel est de 2 euros. Je me lève, règle mon café et sors. Le scénario était écrit d’avance, bien fol qui croit qu’un accident du hasard puisse lui permette d’échapper à la nécessité pécuniaire.

Dehors, heureusement, la lumière pointe des acidités de printemps, et j’inopine une échappée libre dans le parc voisin, histoire d’instiller un brin d’imprévu dans une journée dont le déroulement ne prévoit aucune sortie de route.

« Nécessité fait loi ». Tout en marchant, je remâche les 400 euros volatilisés. Pourquoi avoir joué, cru cette fois que l’exception infirmerait la règle ? Tiens, l’exception. Moi qui pourtant déteste ce que le mot contient de prétention d’échapper au commun et chéris à l’inverse l’inattendu, mantra personnel d’une trajectoire de vie dans laquelle « rien n’étant prévu, tout peut arriver ». Eclair. Professer que tout arrive, le meilleur comme le pire, équivaut à maintenir une ambivalence dans laquelle les choses se jouent à pile ou face. Au-delà de sommes exceptionnelles miroitant un futur radieux, le ticket acheté ce matin matérialisait un principe de risque propre à lutter contre la nécessité, en tant qu’impossibilité pour une chose d’être autre que ce qu’elle est. A chacun ses portes de sortie pour se soustraire à l’attendu, tenter de dépasser les bornes d’une existence dont la chute finale figure un implacable de démonstration mathématique. Chez moi, la recherche de l’accident du hasard est une lutte de tous les instants contre cette détermination, une mécanique de désincarcération.

Rester libre, bon sang !

Se lever, se laver, se nourrir, s’activer, se coucher. Et chaque matin, recommencer. Longtemps, pour fissurer la prison du réel, en disloquer les jointures, j’ai joué avec la mécanique de rupture contenue dans les jeux de mots : une lettre qui change de place, le langage dérape et soudain, c’est l’accident qui fait jaillir l’Absurde. Mais, lassitude d’une provocation que je maîtrise autant pour l’avoir pratiquée à l’excès que du fait d’être tombée dans la marmite de la métaphysique en naissant par accident ? Ce jeu n’a aujourd’hui pour moi plus rien d’une porte de sortie.

Je suis un accident blanc, et tout m’est arrivé par accident. Contexte de naissance, couleur de peau, rencontres, amours, métier… même mes enfants, pourtant ardemment désirés, comportent la part de détermination d’un milieu social dans lequel la famille fait partie d’une vie réussie. Quant aux surprises du corps, chaque année supplémentaire émoussant un peu plus les opportunités d’examen entomologique qu’elles nous réservent, aucune issue possible de ce côté-là non plus.

Depuis peu, une sensation de panique m’étreint au réveil, bizarrement parente dans sa manifestation endogène de l’angoisse que provoque parfois l’excitation sexuelle. Comme une tension, mais qui serait devenue flottante, sans objet. Mouche prise au piège d’un verre dont la transparence renforce l’absurde de cet enfermement, j’en viendrais presque à regretter la sujétion à laquelle me soumettait jusqu’ici la pulsion du désir.

« Avons-nous une destinée ? Sommes-nous libres ? Quel ennui de ne pas savoir ! Quels ennuis si l’on savait  » disait Jules Renard dans son journal. Oui, quel ennui, littéralement : de ma conviction quant à l’absurdité de toute chose, notre absence de prise sur une trajectoire de vie qui nous échappe intrinsèquement, jaillit l’exaspération d’un écoulement semblable à un jour sans fin, soit sans objet. Sans inattendu, aussi. En vieillissant, je réalise l’énervement que me procure la capacité acquise par l’expérience à expliquer, à comprendre ce qui m’arrive, à avoir des idées sur ce qui est. Pire, à me souvenir, alors que tout ce que je voudrais serait de ne pas savoir.

Ne plus savoir. Comme un enfant, dont la perception du monde reste immédiate quelle que soit l’idée qu’il ne peut en avoir,  suggérait Tarkovsky, dans le Temps scellé. Autrement dit comme quelqu’un qui ne décrit pas le monde, mais le découvre.

Reste l’oubli, la perte de mémoire, cet étrange de la vieillesse dont il m’arrive de plus en plus souvent de penser qu’en dépit de la terrible infidélité qu’il oppose à ceux qui nous aiment, il puisse constituer un échappatoire. Le stéréotype, cent fois repassé, du fou bienheureux arpentant le monde dans une insouciance involontaire a bon dos.

Mais s’il nous arrivait d’oublier, quel en serait le risque ?

Peut-être, alors, celui « d’entrer dans le domaine de la pénombre, de l’indistinction apparente, de la confusion des sens et des genres, de cela que nous atteignons parfois avec l’ivresse et la drogue et l’état amoureux et la panique : une extra-lucidité qui nous enlève le fardeau de cent mille vies. »

A.Dufourmantelle, Eloge du risque.

15 Commentaires

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15 réponses à “« C’était un accident »

  1. Très intéressant ! Comment dépasser cette lourdeur de la vie, cette monotonie qui nous pèse, cette absurdité de chaque journée qui ressemble à la précédente ? Nous sommes des êtres pensants, et nous avons besoin de mettre du sens dans tout cela, nous avons besoin de croire à quelque chose de plus grand, de plus beau que ce fardeau … Et le mental s’emballe, qui suis je, où vais je ? Mental destructeur qui nous fait tourner affolés comme la mouche prise au piège dans son bocal …
    Je ne crois pas que ce soit la tête qui ait la solution à tout cela … La solution vient du coeur. Et si nous mettions une intention d’amour en chaque geste du quotidien, en chaque pensée ? La mouche arrêterait de tourner et verrait qu’il y a le ciel, le soleil ou la pluie, le vent et qu’en chaque instant il y a du beau et du bon … Et dans le beau et le bon il y a la paix …

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    • Merci de ce retour tout aussi intéressant, Catherine. Tout en comprenant cette intention d’amour, que je pratique au mieux en étant persuadée tout comme vous qu’elle donne un sens précieux et de la légèreté à l’existence, je ne pense pas pour autant qu’elle nous permette de dépasser l’absurdité intrinsèque de l’existence. J’aimerais bien pourtant, parfois 🙂 Mais je penche malgré moi du côté de la métaphysique des philosophes, qui tente de penser  » la connaissance du monde, des choses ou des processus en tant qu’ils existent « au-delà » et indépendamment de l’expérience sensible que nous en avons. » Sans doute n’y gagne-t-on pas en tranquillité… parfois, je me fatigue toute seule !

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  2. En fait je tourne en rond depuis plus de deux mois très noirs, à me poser dix mille questions à l’heure et à vraiment m’interroger philosophiquement, métaphysiquement sur ce que je suis, sur le sens de ma vie … Je ne trouvais pas ! Comme tu le dis, je me fatiguais toute seule … Alors je me suis demandée ce que je ne suis pas … Nous voyons les choses au travers du prisme de nos émotions et humeurs, toujours. Aujourd’hui la seule certitude que je peux avoir c’est que je peux mettre de l’amour en toute chose, cela va bien plus loin que la légèreté, c’est une conscience profonde d’être et de penser 😊 Mais je ne suis pas au bout de mon chemin et de la réflexion, loin s’en faut !

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  3. Terribles phrases sur l’oubli, sur la perte de la mémoire. Il y a de cela déjà bien ders années, je souffrais d’avoir trop de mémoire, et quand on se souvient de tout ce que chacun chacune peut vous avoir dit (et que j’avais cru, alors qu’une semaine, un mois, un an après tout était oublié pour l’autre), la vie en société est quasiment impossible.
    J’ai souhaité perdre cette mémoire et ça a été une phase d’alcoolisation nocturne « pour oublier ». Heureusement pour moi, ça n’a pas marché, et aujourd’hui j’ai appris à vivre avec (même si ça n’a pas été toujours facile).
    Qui a dit que c’était facile d’être un humain ?

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    • Ah, souffrir de trop de mémoire, comme je comprends ce fardeau pour l’expérimenter depuis tant d’années, et avoir vécu les mêmes mésaventures sociales que celles que vous évoquez. Vivre avec cette mémoire et un mental envahissant est un état de fait que je ne cherchais pas jusqu’ici à éluder, mais il est vrai que cela s’avère plus difficile pour moi au fur et à mesure que le disque dur se remplit:) Pas toujours facile d’être un humain, en effet. Souvent, je rêve de ce que pourrait signifier pour moi de « faire la plante » 🙂

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  4. Je me suis rendu compte que suis devenu impatient de te lire. Ça me parle ce que tu racontes.

    Deux choses me sont venues à l’esprit, deux extraits de correspondance, la première est d’Arthur Rimbaud ;

    « Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, – et le suprême Savant ! – Car il arrive à l’inconnu ! » (très proche de l’extrait qui clos ton texte)

    La second est de Van Gogh ;

    « Il y a quelque chose au-dedans de moi, qu’est-ce que c’est donc ? On ne saurait toujours dire ce que c’est qui enferme, ce qui mure, ce qui semble enterrer, mais on sent pourtant je ne sais quelles bornes, quelles grilles, des murs. Et puis on se demande : Mon Dieu, est-ce pour longtemps, est-ce pour toujours, est-ce pour l’éternité ? »

    Dans les deux cas, il est question de sortir de soi, d’arriver à l’inconnu.
    L’inconnu, ça n’est pas le néant. La différence entre les deux, c’est que l’inconnu, on ne le connait pas, mais que c’est quelque chose à découvrir, alors que le néant, il n’y a rien dedans.
    Je ne sais pas si tu connais le tableau de Magritte, Le poète récompensé,

    Il m’a inspiré ce sonnet ;

    Mille lieux sous terre, parfois je désespère,
    Je ne sais pas pourquoi, c’est bien plus fort que moi
    J’ai maintes fois cherché à défier cette loi,
    Docteurs et infirmières, à eux j’ai eu affaire.

    J’ai même emménagé tout au bord de la mer,
    On dit que l’air marin fait beaucoup de bien,
    Ça n’a servit à rien, toujours chagrin revient,
    J’essaie de le chasser en composant des vers.

    Sonnets, tankas, haïkus, je n’ai d’yeux que pour eux,
    Pourtant de versifier, c’est plutôt fastidieux
    Pour se sentir libre, que de fortes contraintes !?

    Autre bizarrerie, paradoxe de plus…
    Qui crée est ascète selon Cochonfusius,
    Ce faisant, il ressent, de l’amour, l’étreinte.

    Mon idée, et c’est pour cela que j’associe ces deux extraits, c’est qu’on est libre que lorsque l’on est en prise avec l’inconnu. Pour Magritte, l’inconnu est une récompense et c’est une couleur, chaude, qui vous réchauffe le cœur.

    J’ai écris « en prise avec l’inconnu » mais je crois que « en présence de l’inconnu » peut convenir pour peu que l’on personnifie l’amour, comme on a tendance assez naturellement à le faire. C’est peut-être là que ce situe la distinction entre croyants et non-croyants, finalement, les premiers personnifient l’amour, ils l’appellent Dieu.

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    • Ton impatience me trouble et me réconforte tout à la fois dans le sens où j’ai encore du mal à appréhender que mes textes soient attendus. Mais soit, je puise un réel réconfort dans le fait qu’ils puissent te parler ! J’ai parfois l’impression d’être dans une bulle si éloignée des préoccupations du monde… J’ai lu avec attention tes textes, et comme à chaque fois, je te suis reconnaissante de nourrir par cet écho le sujet auquel je réfléchis ici avec vous, de lui apporter des éléments qui en infléchissent le sens. Je suis frappée notamment par l’idée que tu partages d’être en prise avec l’inconnu, la distinction que tu soulignes d’avec le néant. Cela crée en moi un sentiment que j’aime bien : l’incapacité à statuer d’emblée sur ces concepts, cela me donne un os à ronger 🙂 L’inconnu me renvoie aussi à mon dernier texte, écrit avant celui-ci ; tu me ramènes à la maison, d’une certaine manière. Peut-être est-ce là mon réel lieu d’apaisement ? A suivre… Merci de ce que tu as pris la peine d’écrire ici, ce soir, cela me fait du bien.

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  5. lanefauxmillerunes

    Toujours aussi fan de vos écrits , qui abordent avec délicatesse et profondeur des sujets qui touchent . Particulièrement concernée par celui-ci, moi qui pense qu’approcher la sagesse s’apparenterait à rester disponible à l’inattendu et à se ré-enfanter … je souhaitais écrire un article à ce sujet ;la vie ( ou mon agenda) a pour l’instant prévu autre chose. Belle journée

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  6. Moi j’appelle ces loteries un impôt volontaire sur le rêve, les loteries étant étatisées par chez nous. Mais la partie de ton texte qui me labourait l’estomac à la lecture est celui où tu parles de la mémoire. Manipulée lucidement et poussée jusqu’à l’abandon volontaire de notre propre identité, j’y pense souvent. Comme mon personnage de Lorne Simmons dans “Le murmure des étourneaux”. Cela m’effraie parfois à me foutre les boules et d’autre fois je vois là un possible salut quand ma vie qui se dérègle momentanément. Et ça me laboure le ventre. Bonne journée chère amie de la plume.

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    • Argh, tu n’es pas le premier à me dire que mes mots sur la mémoire lui tordent les boyaux… la question est donc bien partagée, et je comprends que cela puisse faire peur. Ce qui m’étonne en revanche est de n’en ressentir aucune à la perspective d’abandonner mon identité. Il faut que je me pose la question de savoir si j’y ai suffisamment réfléchi 🙂 Bonne journée, Flying Bum, j’aime l’idée de partager les mêmes élucubrations que toi.

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  7. Je n’avais pas encore lu ce texte! Merci pour ces mots qui percutent toujours, pour la quête, la recherche incessante dans l’analyse au plus proche de soi, de son intimité.
    L’inconnu, l’incongru, l’inattendu ramène effectivement parfois à la maison selon ton expression.

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