« Tu me fatigues »

Penchée sur la table à repasser, j’essuie d’une main distraite la vapeur qui me monte au visage, dans un geste las, maintes et maintes fois esquissé par d’antiques lignées de lavandières avant moi.

Cessez-le feu d’un dimanche ordinaire. Assignée à résidence dans l’étroit périmètre de la planche, bercée par les va et vient réguliers du fer, je ne perçois plus que vaguement les trajectoires erratiques des uns et des autres dans la pièce, trop absorbée par l’Everest de linge hebdomadaire.

De temps à autre, le chuintement régulier de la vapeur signale discrètement ma présence. J’apprécie le – trop rare – incognito que procure l’immobilité au cœur du fourmillement ambiant. Faire soudain partie des meubles auquel nul ne prête attention me délivre alors des sollicitations incessantes de tout microcosme familial. Pour autant, si pesante que cette domestication puisse parfois s’avérer, j’ai toujours aimé repasser.

Vapeurs, volutes et fumée, le repassage a l’étoffe d’un songe sur lequel le monde n’a plus prise. Je peux enfin me réfugier librement dans ma fatigue, dormir debout. Familière, historique, descendue de la nuque pour migrer le long du bras et s’écraser sur la semelle du fer, une force me traverse et pèse sur moi de tout le poids de milliers de vies industrieuses avant la mienne. C’est un accablement auquel je consens avec gratitude,  sentant combien entrer dans cette fatigue au lieu de m’y opposer met un terme à l’épuisante injonction de devoir mobiliser toujours plus d’énergie pour faire face à la complexité et l’accélération grandissantes de nos vies.

La fatigue nous éreinte, fendille notre unité originelle en nous donnant parfois le sentiment de n’être plus qu’un corps incapable de penser. Nous coupant de nous-mêmes et du monde alentour, elle dépose pourtant à nos pieds l’inestimable d’un moment pendant lequel souffrir en paix, descendre au plus intime de la lassitude de la chair pour y découvrir ce qu’elle peut nous en apprendre.

Hypnotique, la litanie du linge qui défile génère une forme de stupeur, élargit ce creux intérieur dont chacun d’entre nous connaît intuitivement les contours immatériels. Le temps de remplir à nouveau le réservoir du fer, j’abandonne la lutte et m’assois un court instant. Dont tu profites pourtant pour venir t’y engouffrer, relever une mèche égarée sur ma joue et la coincer délicatement derrière mon oreille.

Vidée de toute substance, je suis devenue un réceptacle dans lequel l’Autre peut venir déposer un geste de réconfort. En nous forçant à abdiquer, à affronter la vulnérabilité commune à laquelle nous soumet le simple fait d’exister, la fatigue nous ouvre les portes de la compassion.

26 Commentaires

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26 réponses à “« Tu me fatigues »

  1. Ta réflexion me fait penser à ce poème, en particulier les deux derniers vers ;

    Nous sommes des êtres minuscules dans des forêts en feu
    nous sommes des rêves sur le carreau
    nous sommes des danses d’aubes jaunies et nos chemises
    trop grandes nous tombent sur les bras
    nous sommes des assassins
    nous sommes des orphelins
    des espoirs d’alcooliques
    des lièvres épuisés
    des petits renoncements
    nous sommes des bêtes blessées
    et seules les bêtes blessées connaissent la tendresse

    ***

    Thomas Vinau (né en 1978 à Toulouse) – Little Man (2009)

    Si tu veux en savoir plus ce qu’il m’évoque, je développe ici, mais peut-être l’as-tu déjà vu auquel cas ça pourrait quand même peut-être intéressé un de tes lecteurs ;

    À quelque chose malheur est bon

    Sinon, j’ai beaucoup apprécié, encore une fois, de te lire, à la fin j’ai même poussé une exclamation d’émerveillement « Wouah ! » et je l’ai donné à lire autour de moi. Bravo !

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  2. Pingback: À quelque chose malheur est bon | Comme un cheveu

  3. Chaque fois qu’un de tes titres arrive dans ma boîte mail, je me dis « comment va-t-elle me faire plonger cette fois ». Ici j’ai pris une gifle magistrale et suis sonnée au fond de la piscine. Triple WOW ! Ton texte est d’une pertinence qui me laisse sans voix mais pas sans mots ;o)

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  4. Bouleversant. Je partage sur mon blog !
    Merci Esther.
    🙂

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  5. helmapo

    Encore une fois, touché coulé, Esther !
    C’est tellement ça !
    La répétition du geste, tant de fois vécue avant nous, comme un rituel qui nous lie aux hommes de tous temps, et nous réconcilie avec le monde (avec le tout?).
    Et puis, la reddition des armes dans la fatigue qui nous permet d’accueillir, à sa juste valeur, la tendresse de l’autre.

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  6. cestecrirequiestleveritableplaisir

    Je vais revenir…Bonne soirée à vous.
    Tony😊

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  7. Bonjour Esther,
    Ce matin, je pense à cette phrase de Ponge : « O ressources infinies de l’épaisseur des choses, rendues par les ressources infinies de l’épaisseur sémantique des mots ! »
    Et J’ai pensé à vous en publiant un extrait de La Recherche. Votre écriture est très « proustienne », elle va au plus profond des choses. C’est très rare…
    Merci !
    🙂

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    • Bonjour Andrea, j’en reste muette 🙂 Mais je comprends ce dont vous parlez en évoquant Proust (dont j’aimerais bien avoir le millième du talent ^^), et que j’ai lu pour la première fois de ma vie in extenso cet été… comment vous dire ? sa façon de regarder, de retransmettre le réel, m’a consolée de ce que je considérais jusqu’ici chez moi comme une forme d’infirmité.

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    • Bonjour Andrea, je viens de trouver à l’isntant ce poème, je vous l' »offre » à mon tour 🙂

      « Approche-toi plus près
      Plus près encore
      Du pouls des choses
      Place-toi tout contre ton cœur
      Quelque chose demande
      À exulter de l’intérieur »

      Gilles Baudry

      Belle journée 🙂

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  8. Toujours, (toujours !) toujours un plaisir de lire ou relire ici ! La corvée du repassage, n’ayant été pour moi qu’une corvée inévitable, je suis fascinée par cette description poétiquement merveilleuse de l’exercice !…

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  9. Très beau texte. J’adore  » L’Everest du linge hebdomadaire »

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  10. Pingback: Dans le « creux intérieur » d’Esther – Guillemette

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