« Tu dors ? »

Nuit agitée. Réveillé par mes soubresauts, tu t’inquiètes d’un possible cauchemar.

« Tu dors » ?

Tes mots se sont posés au creux de ma nuit. Hors temps dans l’impalpable du rêve, j’ai toujours aimé l’intimité de ce chuchotement nocturne, la précaution qu’il incarne à l’heure d’interrompre le sacré du sommeil de l’autre. Douceur et respect de l’entrebâillement timide d’une porte, au seuil d’une réalité dans laquelle nul n’est censé entrer sans permission. Réveiller quelqu’un, c’est profaner sa quête de lui-même, dans les profondeurs d’un savoir qui – par nature – demeure tout le reste du temps ignoré de chacun.

Engluée dans la matière vitreuse d’une réalité encore vacillante, je tente de te restituer mon rêve. Le scénario est récurrent, j’y cherche ma voiture, une sortie dans un parking. Parfois, la porte d’embarquement de mon vol à l’aéroport. Pour m’échapper, toujours. Mais échapper à quoi, à qui ? Au fil de tes questions, je constate avec étonnement qu’aucun de ces scénarios ne comprend de couleurs, de lieux ou d’objets que je puisse décrire précisément, et aussi que je n’y vois personne. Seule parfois, m’effleure la sensation de présences, mais ce sont des identités floues, sans figure.

Antinomie de mes rêves et vie diurne, accolés l’un à l’autre en miroir. Alors même que la richesse et la précision des perceptions de mon corps plongé dans le monde me donnent parfois l’impression d’être plongée dans la couleur du réel, mes rêves restent uniformément gris, et leur forme simplifiée à l’extrême. Effet lié à l’absence de sensations directes ? Ils m’apparaissent comme des rêves sans peau, auquel manquerait leur encodage essentiel.

Sans contact sensoriel direct avec autrui ou mon environnement, je ne peux en effet passer de la sensation à l’idée de ce et ceux qui m’entourent. Posées sur un plateau que le cerveau me tendrait, choses, lieux, événements, personnes… ne sont pas représentées (puisque je ne m’en fais aucune idée précise du fait de l’absence de détails) mais présentées les unes après les autres. Comme si tous ces éléments se manifestaient, et que leur réalité m’envahissait telle une révélation, supprimant ainsi la nécessité de me les représenter. Plus étrange, je réalise en t’en parlant que je suis le rêve. Je suis dedans, au contraire de la vie diurne où le fait de penser le monde m’en distancie, d’une certaine façon. Hors de la représentation, le rêve est au-delà de la réalité, en étire les limites hors de ce que nous en connaissons, dans l’univers sans fond de notre psyché.

Patiemment, tu poursuis tes interrogations sur le rêve qui m’agitait cette nuit, sa possible signification. Mais comment te répondre véritablement ? Tenter de faire parler ce rêve demeure intrinsèquement une mise en récit, une construction, qui n’a pour moi rien d’un décodage. Même si je m’en avérais capable, il n’en resterait pas moins qu’en élucider le mystère s’apparenterait à une psychanalyse qui se voudrait transparente à elle-même.

J’élude donc tes investigations, dépose un baiser sur ton front pour te rassurer, et me retourne sur l’oreiller dans l’espoir d’un hypothétique ré-endormissement. Pourquoi nous est-il si difficile de sortir de la pensée consciente, de l’idée qu’il faut que les choses signifient quelque chose ? Laisser l’inconscient à l’état sauvage, vivre la lente maïeutique – plaisir et souffrance mélangés – consistant à extirper de sa pâte informe ce qui nous lancine jusqu’à en éjecter les caillots, donne pourtant tout son prix au langage, ou à tout autre acte de création. Plus encore, accepter de ne pas contrôler cette part d’ombre que nous portons tous permet de faire parler « l’étranger » en nous, qui raconte quelque chose que nous ne connaissons pas de nous et qui est l’ombilic de ce que nous sommes.

En libérant cette même part, peut-être pourrions- nous alors, comme l’écrit si justement Henri Bauchau*, « faire cohabiter notre « pensée sauvage » avec notre « pensée apprivoisée » (…), et ce faisant , (…) ne pas jeter aux oubliettes ces émois primordiaux pour nourrir la vivance de nos sensations, émotions et pensées qui s’émoussent et s’arasent aux frustrations du réel et aux contraintes des groupes et de la vie sociale. »

***

« Nous sommes de l’étoffe dont sont fait les songes, et notre petite vie est cernée de sommeil. » Shakespeare, The Tempest.

* Henry Bauchau, né à Malines le 22 janvier 1913 et mort à Louveciennes le 21 septembre 2012, est un poète, dramaturge et romancier belge de langue française, également psychanalyste.

NDLR : Merci à Joséphine Lanesem, du blog « Nervures et entailles », pour m’avoir inspiré à travers l’échange de nos rêves respectifs, ces réflexions.  http://josephinelanesem.com/

12 Commentaires

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12 réponses à “« Tu dors ? »

  1. J’apprécie toujours cette manière si fine, si précise, que tu as de nous livrer tes pensées, tes sentiments.
    Bonne soirée Esther.

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  2. Ta délicatesse attentive rend à merveille ces instants intimes, ces états de demi-conscience, à la frontière des êtres. Bien sûr, le rêve évoque l’inconscient et donc la psychanalyse et, comme toi, je reste assez circonspecte face à l’approche psychanalytique, lorsqu’elle tente de décoder ce qui n’est pas encodé, de domestiquer le territoire sauvage de l’âme, de rationaliser ce qui n’appartient pas à la raison.

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    • Merci, Joséphine. J’ai hésité un peu avant d’écrire ce passage sur ce décryptage de l’inconscient, j’avais peur qu’il oppose un argument un peu « brutal » ( et quoiqu’il en soit intrinsèquement subjectif !) en réponse à ce que tu livrais d’interprétation de tes rêves. Puis j’ai fait confiance à la subtilité de ton discernement, qui traverse tes écrits. Je ne me suis pas trompée 🙂

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  3. Pingback: des rêves | Colours in Black and White

  4. Mes rêves ont en commun avec les tiens cette indéfinition grise. Ils sont à l’opposé de ceux de Joséphine, chatoyants et trépidants. J’ai un inconscient de fourmi – je suis un élément insignifiant d’une collectivité évoluant dans les corridors enchevêtrés d’un souterrain, d’une école, d’une colonie de vacances… Bien sûr, je me perds, je me trompe… mais assez souvent, quelqu’un quelque part me veut du bien. 🙂 J’espère que tu vas bien et que la douleur ne te poursuit pas.

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    • Lors d’un échange, Joséphine m’avait en effet dit que tes rêves et les miens partageaient cette caractéristique commune 😉 Et je passe – comme toi – beaucoup de temps dans des endroits souterrains, perdue dans des parkings, des aéroports, ou encore entraînée dans des périples incontrôlés… à la merci d’ascenseurs fous ! 😁 Mais je n’ai pas ta chance in fine : je suis très souvent poursuivie par des gens qui ne me veulent visiblement pas du bien ^^
      Pour le reste, je vais bien et la douleur me laisse un peu de répit ces derniers temps, j’en profite pour « respirer ». Je t’espère en vacances et sous le soleil ☀️ 🙂

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