« Il faudrait quelqu’un qui n’ait jamais connu l’amour, qu’il puisse regarder la mort dans les yeux. »


Je trouve le temps long. J’ai la curieuse impression de n’avoir plus rien à perdre.

Dans l’atelier, je tourne en rond. Je range, essaie d’organiser au mieux les lieux pour travailler, sans conviction. Il serait pourtant grand temps de passer enfin à ma vie d’artiste. De temps à autre, l’envie pointe, mais je n’ai toujours pas renoué pleinement avec le temps du désir, ce possible à-venir qui est un creux à remplir. Selon les jours, j’oscille entre l’envie que tout se finisse et ce frémissement d’énergie intérieure, mais je ne sais pas comment le mobiliser.

Lundi matin, une nouvelle semaine est sur le point de commencer. Il est encore tôt, et je sors du laboratoire d’analyses. A la faveur d’un check-up de routine, je viens d’apprendre que je souffre d’une anomalie susceptible d’évoluer en cancer. J’ai accueilli l’information sans émotion particulière. Je n’ai aucune peur de mourir, seulement de souffrir, je sais pour avoir vécu la douleur physique de quoi il peut retourner.

Tout en marchant, je me surprends à penser que cette capacité à envisager une fin rapide est liée à une sensation de « trop connu ». J’ai l’impression curieuse de n’avoir plus rien à perdre. Même l’état amoureux partagé, dont je pensais pouvoir un jour faire l’expérience, est une quête que j’ai abandonnée. J’ai 58 ans, une époque est passée, et j’ai laissé derrière moi sans remords ces amours tissées de dépendance qui ont été les miennes.

Je dois trouver une autre clé.

Créativité et désir sont pour moi de la même essence, et je ne peux penser l’une sans l’autre : tous deux sont de l’ordre d’une expérience intérieure qui est à la racine de mon sentiment d’exister. Tous deux sont liés à une forme d’excitation, une tension qui s’auto-génère lorsque, corps plongé à vif dans le réel, j’accumule les sensations grâce auxquelles je pourrai ensuite donner forme d’idées. Tous deux sont une ligne de fuite, une perspective que je poursuis sans pouvoir jamais m’en approcher et qui -ce faisant- maintient un élan vital. Ou plutôt, le maintenait encore il n’y a pas si longtemps. Avant le naufrage.

En fin de matinée, je me suis rendue chez ma psychanalyste. Assise depuis à peine quelques minutes, son téléphone a sonné, et une urgence l’a obligée à annuler ma séance hebdomadaire. Logos interruptus, je sors de son cabinet un peu déboussolée. Le lendemain matin, elle rappelle pourtant pour me proposer de remplacer la séance interrompue avant son départ en congés d’été. Je la remercie puis raccroche, les yeux soudain emplis de larmes. Saisie d’émotion, alors pourtant qu’il s’agit d’un geste professionnel. Mais un glissement s’est opéré, une porte intérieure s’entrebâille furtivement : comme si quelqu’un se penchait enfin sur ma peine, faisait passer mes fragilités, mes besoins avant les siens. Simultanément, le souvenir lointain d’une nuit de musique partagée avec toi remonte, et d’un réveil au petit matin, le cœur étoilé d’une lumière inconnue et pourtant si claire que je l’avais – sans pouvoir pour autant la nommer – immédiatement reconnue. Ces deux émotions ont une parenté, j’y reconnais le même point de bouleversement.

Je pense soudain à toi, mon fils. A cet autisme qui t’a pendant si longtemps t’éloigné de tes émotions, dont tu étais pétri mais que tu ne nous communiquais jamais, car tu ne savais ni les identifier, ni trouver les mots pour les retranscrire. A ce jour où tu es revenu de l’école en me disant « j’ai mal au cœur », aux longues minutes vécues sans comprendre ce qui t’arrivait, jusqu’à être traversée de l’intuition qu’il fallait te demander non pas de m’expliquer si tu avais mangé quelque chose qui ne passait pas, mais de me montrer avec tes gestes où tu avais mal. Ta main alors posée sur ton cou, « C’est là maman, ça me serre, j’ai du mal à respirer. » Mes explications rassurantes, puis mes larmes, en comprenant que tu avais enfin trouvé cette clé si indispensable à la compréhension de nos relations avec les autres : identifier et nommer ses émotions.

Ces mêmes larmes qui aujourd’hui me submergent, ravalées tout au long de ces années pour ne pas faire peser mes émotions sur cette mère si anxieuse, si éternellement en demande d’être rassurée qu’elle les faisait immanquablement passer après les siennes. Me rendant impossible toute tentative d’identifier ou de formuler avec son aide ce que je ressentais vraiment. Il me fallait avant tout être l’enfant qui allait toujours bien, l’enfant-pansement. Jusqu’à en oblitérer toute émotion, m’en couper au point de ne pas en vivre à la naissance de mes enfants, de ne pas parvenir à éprouver l’amour ou le manque d’un homme et d’être poinçonnée jusqu’à l’os par la honte de me constater imperméable à ce qui semblait pourtant traverser, bouleverser, et mobiliser si naturellement les autres autour de moi.

J’essuie ma joue d’un revers de main. Quelque chose a bougé. Il faut que je travaille à passer de la sensation à l’émotion.

Il faut que je retourne ma peau.

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« Ça ne va plus durer. »

Ma vie m’échappe. J’ai la sensation d’avoir déplacé le désir dans le mauvais champ.

Recroquevillée sur le canapé, je tente, comme chaque matin, de me mobiliser pour attaquer la journée. Sans succès. Désir de rien. Comment pourrais-je réagir, retourner la situation ? Même l’idée d’embrasser l’instant présent a un arrière-goût de dernier repas d’un condamné.

Le téléphone sonne, je sursaute. Au bout du fil, la voix de ma mère : « Ton père est à l’hôpital. » Volte-face brutale : l’urgence, c’est la sommation de réincorporer le présent sans appel. Action ! Je me lève. Vite, cautériser, organiser, étayer… le quotidien mes deux parents, âgés, fragiles enveloppes que le diagnostic d’un cancer de la moëlle osseuse déchire heure après heure un peu plus.

Pendant plusieurs semaines, les journées se succèderont dès lors à folle allure. Avec pourtant et simultanément, la conscience soudaine et aigüe que mon habituel sentiment de la durée est suspendu. La mort possible d’un de ses parents, – nos dieux, forcément immortels- c’est la perte de l’éternité.

Bientôt, mon père ?

3 heures du matin, ma mère m’appelle au chevet de mon père. Il souffre, elle attend que je fasse quelque chose, sans trop savoir comment le formuler. Mal réveillée, je chancelle de fatigue, mais me vient soudain l’idée qu’il faut que je prenne sa souffrance à bras le corps. Doucement, je tâtonne d’une main pour localiser les points douloureux. Mon père tressaille, je viens de toucher un endroit névralgique à l’arrière de sa tête. Au bout de quelques secondes de ce contact, une sensation de chaleur s’installe, intense. Je ne bouge pas, et réalise -stupéfaite- que la chaleur remonte le long de mon bras pour se diffuser dans tout mon corps. Soudain, je suis en sueur. Puis la température redescend brusquement, l’épuisement me gagne et j’enlève ma main. Mon père relève la tête, soupire de soulagement et me sourit, incrédule. La douleur a disparu.

Quelques semaines plus tard, je suis dans mon atelier, et j’ai repris mes projets laissés en suspens pendant de longs mois. Mon père va mieux, supporte bien son traitement et la vie a repris son cours, différent certes, mais je peux désormais le supporter.

Quand douleur physique et psychologique sont entrées dans ma vie il y a quelques années, elles ont peu à peu oblitéré toutes mes sensations, et j’ai cessé de me sentir vivante. Je n’arrivais plus à intégrer les formes sensibles extérieures qui m’étaient nécessaires pour passer de la sensation à l’idée créatrice. En prenant -littéralement- la souffrance de mon père sur moi, j’ai retrouvé cet éprouvé vital, si humblement humain : toucher et me sentir touchée, avoir à nouveau le sentiment de faire corps avec le monde et les autres.

L’angoisse s’est envolée, une conversion s’est opérée : l’énergie revient peu à peu, mais il ne s’agit désormais plus seulement de celle dûe à l’accumulation de sensations externes. Elle est aussi en moi, comme une source que je suis à même de faire couler lorsque j’en ai besoin, en allant tout simplement la chercher, puisque c’est en moi qu’elle s’origine.

L’angoisse est un passeur retors mais d’une efficacité implacable. Lorsque mes mains ont dirigé la douleur de mon père – cette énergie noire, négative – de l’intérieur vers l’extérieur, j’ai vécu une expérience de pure intensité.

J’ai traversé la mort pour retrouver l’enfance du désir.

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« Ce n’est pas le moment. »

Contretemps et rendez-vous manqués s’accumulent, l’avenir fait figure de lettre morte.

17h pétantes, je suis ponctuelle. Mais au bas de l’immeuble, l’interphone reste muet. J’ai pourtant noté soigneusement la date et l’heure de ce rendez-vous important, cela fait un mois que je décompte les jours qui m’en séparaient. Une angoisse familière m’étreint : si – malgré toutes mes précautions- je m’étais trompée ? Enfant, on me qualifiait de »tête de linotte », et il y a des étiquettes qui ne s’effacent pas, même avec le temps.

Une voix, enfin. « Je vous attendais à 13h45. » Je balbutie, puis la voix reprend : « Revenez dans 1/4 d’heure, je vais quand même pouvoir vous recevoir. » Une fois dans le bureau, court échange sur l’erreur, vite clôturé par mon interlocutrice par un «  C’est un malentendu, on ne saura jamais ». Mal à l’aise, je me tortille sur ma chaise.

Rendez-vous, n.m : rencontre prévue entre deux ou plusieurs personnes à une même heure, dans un même lieu. Force m’est de reconnaître que, depuis tant d’années, cette unité de temps, de lieu et d’action tient pour moi de triangulation quasi impossible.

Lorsque cette coÏncidence tant espérée se produit, elle s’apparente alors dans mon esprit à une sorte de petit miracle, mais qui contient un poison : la transgression du principe de causalité. Si les choses arrivent, elles ne sont en effet pas liées à mon bon vouloir ou à un quelconque lien de cause à effet : le hasard reste le maître.

Au fil des années et des rendez-vous manqués, ce sentiment de mon incapacité à avoir prise sur le temps, doublé d’une perception particulière qui me permet de prédire certains événements futurs ou d’en visualiser d’autres appartenant à des passés lointains, ont nourri ma conviction que l’espace et le temps n’ont qu’une valeur relative.

Dans tous les cas, je ne peux que constater combien cet état de choses hypothèque l’avenir. Depuis des mois, je tourne en rond autour de mes projets sans arriver à mettre quoi que ce soit en route, taraudée par l’angoisse. Ce ne sont pourtant pas les idées qui me manquent, mes cartons regorgent de dessins, gravures, recherches textiles… en attente de finalisation. Même la crainte qu’il soit bientôt trop tard pour les réaliser ne suffit pas à me motiver.

« Pourquoi ne termines-tu jamais ce que tu commences ? » Sempiternelle question, à laquelle je serais bien en mal de répondre, et dont je cherche l’origine, bien consciente que le malaise que cette procrastination génère est le signe qu’un événement du passé me travaille et contamine ma vie actuelle. Ne jamais concrétiser ses projets, c’est ignorer les exigences de la temporalité, et cela renvoie forcément à quelque chose, mais quoi ?

« Pourquoi ne termines-tu jamais ce que tu commences ? » Il faudrait tant de conditions, que tant de choses coïncident… Il faudrait un petit miracle, oui, en tant qu’un miracle possède ce que le surnaturel a de si fascinant : nous arracher à nos conditions, à notre condition d’êtres historiques.

Nous sortir du temps.

***

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« On y va ? »

Finis les alibis, les défausses. L’atelier est prêt, j’ai enfin un espace dans lequel articuler ma solitude.

Mon Graal sommeille dans une pile de cartons qui, pour l’heure, encombre ce lieu dont j’ai tant rêvé : un atelier. L’heure n’est plus à la sédimentation. Ma colère, ma peur, mon désir, mon âme… sont autant de blancs cailloux qui auraient longtemps cheminé dans la forêt de l’inconscient.

Encore emballés, dessins, gravures et projets jamais achevés me somment de leur donner corps : « Que vas-tu faire de nous ? ». Mais l’habituelle poussée joyeuse de mes élans de créativité s’est muée en tord-boyaux. Je suis en apnée au seuil d’un gouffre creusé par l’effraction brutale de la trahison, de l’injustice, puis de la maladie tout au long des années délétères que je viens de traverser.

Le temps met en état de siège. Il y a désormais un « avant » et un « après » dans ma vie, la souffrance a altéré mon rapport au monde. Impossible de retrouver la gaie pulsion qui rendait ma vie si légère. L’angoisse est un étranglement qui sonne langue étrangère, s’étend chaque jour un peu plus. La terre vacille, ma santé, celle de mes parents vieillissants aussi. Des perspectives inenvisageables prennent figure, en Ukraine, aux portes de l’Europe. Au 21ème siècle !

Créer dans un monde en dérive quand la vie tient du compte à rebours ? Tout me semble si dérisoire, grotesque, insignifiant. Pourtant, aussi astringente qu’elle puisse être, la souffrance extirpe une essence en nous signifiant que nous sommes vivants, érige ainsi le principe de vie au-dessus de tout.

En ouvrant un premier carton, un nœud s’est relâché, une vibration est revenue, qui ne passe peut-être plus aujourd’hui plus par la jubilation, mais doit trouver une autre formule, faire œuvre au noir. J’ai désormais une chambre à moi, une cellule qui est aussi la condition de ma liberté. Je vais m’atteler à y retourner ma peau, faire face pour ne pas me laisser réduire à cette souffrance qui ne me renvoie qu’à moi-même, est comme un mensonge sur ce que je suis et dans laquelle je ne me reconnais pas.

Je est une autre.


 » À cette limite de l’imaginaire et du monde, la souffrance nous situe en tant qu’êtres humains : si elle est déchirure, elle est aussi passage étroit, porte étroite, par où se fait entendre l’invitation à devenir Autre que ce que j’imagine être, à naître comme sujet pour un Autre. Elle est le corollaire de notre devenir dans le monde. Tant que l’homme souffre, il peut encore faire son chemin dans le monde. » Denis Vasse, in « Le poids du réel, la souffrance. »

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« C’est de l’auto-sabotage permanent. »

J’ai fait le vide, tout laissé derrière moi. Mais j’hérite de la possibilité de renouer avec l’inconnu.

La maison est vendue, les enfants sont partis, et j’ai abandonné mon travail, faute d’en tirer une rémunération décente. Je flotte dans un vide effrayant, tout en pressentant qu’il va en émerger quelque chose.

Pas un jour ne se passe sans qu’entourage et amis ne multiplient les mises en garde, prêchant la nécessité du principe de précaution. Posture pétrie de sollicitude, mais aussi de l’angoisse que provoque en eux cette mise à nu. La radicalité de mon geste effraie.

Hier, au cours d’une conversation, l’accusation d’auto-sabotage si souvent proférée à mon encontre a ressurgi : « Tu construis une marche, c’est aussitôt pour la détruire. Tu n’arriveras jamais à le monter, ton escalier. » Mais qui a postulé que je voulais construire, voire monter cet escalier ? Je me suis gardé de répondre. L’acharnement si contemporain consistant à organiser, planifier, matérialiser, embarqués dans l’idée que nous ne pouvons qu’aller de l’avant, m’a toujours évoqué la course absurde et folle du hamster dans sa roue. Dont le mouvement ininterrompu m’accable, alors même que le moment où la bestiole perd inéluctablement le contrôle – et est éjectée de sa roue sans ménagements ! – déclenche immanquablement mon hilarité la plus pure.

Oui, vouloir perdre le contrôle est à la racine de mon choix. Dans l’entre-deux vies que je traverse, je ne peux plus rien programmer. Seulement espérer une transformation, attendre la dissolution définitive du plus petit souvenir de toutes ces journées rodées comme un numéro de claquettes, passées à se tenir dans la complaisance de ce que l’on est et de ce que l’on sait faire.

De la même manière, abandonner ma vie telle qu’elle était desserre l’étouffement provoqué par la pléthore de choix auxquels nous confronte notre société de l’Avoir, ce système boursouflé dans lequel on nous enjoint sans relâche à changer de téléphone, d’ordinateur, de voitures, de vêtements… véhiculant par là même l’idée délétère qu’il nous est impossible de renoncer à quoi que ce soit.

Au fil des semaines, des images mentales totalement inhabituelles s’imposent peu à peu, dessinant un espace immense à investir, ouvrant le passage à une autre dimension. L’accablement le dispute parfois à l’enthousiasme, mais la vigueur d’une injonction intérieure à laquelle je ne peux échapper relance un élan dont j’avais fait le deuil : désirer être, tout simplement.

Renoncer pour désirer ? Nul auto-sabotage dans tout cela, mais l’aventure consistant à accueillir une vie dans laquelle vide extérieur et intérieur créent un espace immatériel sur lequel je peux projeter, créer, effacer, recommencer indéfiniment, sans jamais avoir pour objectif préalable de concrétiser définitivement mes intentions. Et dans lequel je peux expérimenter le plaisir du remaniement constant, sur lequel repose justement le mouvement du désir.

Plus encore, ce renoncement m’offre une inestimable opportunité : exercer pleinement ma liberté.

***


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« C’est mon corps, et ce sont mes choix. »

J’ai 57 ans aujourd’hui. L’année de mes 15 ans, les hommes sont entrés dans ma vie. Engagés dans la bataille consistant à obtenir le statut d’Unique.

Pourtant, jusqu’à mes 33 ans, j’ai vécu seule. Attachée à personne, mais reliée à tous. Solitaire, sans être isolée. Je n’éprouvais pas le besoin de partager mon quotidien, l’idée ne m’effleurait même pas l’esprit. Toute mon énergie était mobilisée par la conquête de mon individualité, à l’époque envisagée comme la colonne vertébrale d’une vie bien menée. D’abord être un individu, avant d’être une femme, une mère ! Autant de rôles et étiquettes que je rechignais à endosser, en tant qu’elles m’étaient assignées d’emblée par mon contexte familial et social.


« Alors, tu as trouvé ta moitié ? » A chaque mariage d’un membre de ma génération, la question m’était posée, boutade sous laquelle pointait immanquablement l’injonction à rentrer dans le rang social. Comme si privilégier mon individualité constituait une infidélité au groupe, dérogeait à l’idée que mon entourage se faisait d’un être socialement acceptable. J’esquivais la question, fulminais intérieurement.
Car à qui aurais-je bien pu m’ouvrir de ce paradoxe que je portais en moi : me sentir capable d’aimer plusieurs personnes à la fois et dans le même temps incapable d’aimer qui que ce soit exclusivement ? Trouver un partenaire n’avait rien d’une nécessité : j’avais plein d’amoureux et j’étais bien toute seule.
Déjà, l’idée qu’on puisse « appartenir » à quelqu’un me semblait d’une misère intellectuelle absolue, recroquevillée sur l’exclusivité sexuelle et notre incapacité à penser notre corps comme libre et autonome, comme notre propriété inaliénable. Comment pouvait-on ne pas comprendre que faire du corps de l’autre un lieu de pouvoir, d’assujettissement, ne serait jamais qu’une piètre façon de conjurer le fait qu’il nous échappe intrinsèquement ?


Deux décennies et des poussières de vie en couple plus tard, je n’ai toujours pas réussi à me faire entendre. Mon corps est en déroute, il ne m’appartient même plus, et d’une certaine façon, en rentrant dans le rang de la monogamie, j’ai collaboré à ma propre oppression. Sans imaginer qu’accepter que mon corps devienne un objet d’emprise lui ferait porter la colère de ce qui reste sans voix, le transformerait in fine en champ de bataille : car se révolter, se défendre ou se détruire sont des actes ultimes d’affirmation libre de propriété.*

Ma fille vient d’entrer en trombe dans ma chambre, un immense sourire teinté d’un zeste de provocation éclaire son visage. D’un geste, elle remonte la manche de son tee-shirt, exhibe fièrement son premier tatouage, conquis de haute lutte à l’issue de grands débats familiaux. Première affirmation de liberté individuelle via un emblème graphique aujourd’hui largement répandu dans sa génération, dont j’aime à croire qu’elle sera celle de la véritable liberté sexuelle et du droit à disposer librement de son corps, là où la soi-disant libération sexuelle de ma génération s’est réduite – avec l’aide de la pilule- à séparer l’acte sexuel de sa fonction de reproduction. Mais j’ai 57 ans, le train est passé, je regarde ma fille, toute jeune femme de 19 ans, et je songe :

Ne te laisse jamais faire, petite fille, montre tes dents. Résister, faire face à ses peurs, sectionner un à un les fils de l’asservissement, c’est aussi se débarrasser de la peur d’être libre.

***

« La question, c’est comment vivre avec les résidus dans sa vie, avec ce que vous n’avez pas pu faire, pas pu dire, pas eu le temps de réaliser. Plus on s’obstine à les ignorer, plus ils s’accrochent. » M.de Hennezel, Vivre avec l’invisible.

* in, «La dénaturation carcérale. Pour une psychologie et une phénoménologie du corps en prison » Jeanine Chamond, Virginia Moreira, Frédérique Decocq, Brigitte Leroy-Viémon

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« Je sens l’étau qui se desserre.»

Un énième verre vient d’exploser sur le carrelage. Les choses m’échappent, mon corps se comporte de plus en plus souvent en traître. Il y a de la friture dans mes interactions avec mon environnement, mais l’isolement social provoqué par la pandémie n’est pas seul en cause.

L’heure est venue d’aller dormir. Hélas, le verre de lait supposé m’aider à convoquer Morphée n’est plus que flaques et fragments de verre éparpillés sur le carrelage de la cuisine. Bien qu’hors de propos en de si vénielles circonstances, une bouffée de désespoir m’étreint. Comme si m’accorder le moindre petit plaisir s’avérait depuis quelques temps immanquablement hors de portée, comme si je n’arrivais plus à obtenir de retour.

Même la technique consistant à convoquer le souvenir d’une caresse, d’un baiser, d’un endroit aimé… ne suffit pas à apaiser cette montée de stress intempestive : libido en berne et douleurs chroniques ont lentement corrodé toute possibilité d’accueillir et de ressentir le moindre influx sensoriel plaisant. Au cœur de tels moments d’angoisse catastrophique, il y a urgence pour moi à trouver des sensations corporelles propres à restaurer rapidement le sentiment d’exister dans mon corps.

Mon corps ne m’appartient plus. M’a-t-il d’ailleurs jamais appartenu ? J’ai l’impression de n’avoir jamais été réellement touchée. Force m’est de constater qu’encore aujourd’hui, sensation externe et ressenti interne ne coïncident pas. Or, sans mémoire de cet accolement-là, la sensation reste inaffectée, c’est à dire qu’elle n’atteint pas son but et ne provoque dès lors rien en retour. Je suis une page blanche sur laquelle les sensations peinent à s’imprimer, un corps en peine de mythologie personnelle.

Mais il est trop tard pour faire marche arrière. Mon corps devient chaque jour plus pesant, corps que je traîne, corps à la traîne, entité fantôme dont je conserve – à la manière d’un membre amputé – la conscience, mais plus la sensation. Curieux cadeau du vieillissement qui veut qu’on perde peu à peu le ressenti de son corps mais que la carte mentale du corps « d’avant » persiste.

Au fur et à mesure que se déconstruit l’image de ce qui me tenait lieu de corps, je réalise combien la perte des ressentis corporels modifie l’évidence, la familiarité naturelles que j’entretenais avec lui. Il se passe des choses en son intérieur qui ne dépendent pas de moi, et cette entité toujours vécue comme inaliénable me devient à présent étrangère, chacune de ces modifications provoquant une forme de dénaturation.

Le résultat est sans appel : la perte de la sensation d’unité provoquée jusqu’ici par les retours sensoriels et sociaux de mon environnement écorne mon habituel sentiment de solidité intérieure. J’ai l’impression d’habiter un palais de cristal, une chiquenaude le suffirait à fendiller de toutes parts. Peu à peu, l’étau du monde extérieur se desserre, je n’ai plus prise sur les choses et tout me fait défaut.

Victoire par chaos. Hier, Eros apportait la preuve, aujourd’hui Thanatos et la souffrance. Deux faces d’une même réalité : l’une jusqu’ici naturelle, l’autre encore étrange, porteuse d’un langage que je ne comprends pas d’instinct.

En s’imposant à la conscience, l’extinction des sensations, du désir, du sujet désirable – donc désirant – génère une inflammation. L’incendie est déclaré, mais impossible d’extirper cette épée de Damoclès qui s’enfonce chaque jour un peu plus profondément, d’échapper à ce qu’elle impose : regarder sa propre mort de son vivant, et lui faire face, yeux grands ouverts.

Il faut le temps que la greffe prenne.

***


« La conscience est soutenue par le corps, et vacille et se tient sur la pression tremblante du sang comme la coquille d’oeuf sur un jet d’eau. » Paul Valéry, Cahiers I, Soma et CEM.

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« Enfonce-toi dans l’inconnu qui creuse. Oblige-toi à tournoyer. »*

Les enfants sont partis vivre leurs vies adultes, j’ai remis le chauffage dans la maison. Son enveloppement tiède cautérise.

Lever tardif, ce matin. Je flotte dans un quotidien dont j’avais perdu le souvenir : une vie sans enfants. Traversée de courants contraires, je rumine idées et projets d’avenir, tout en ayant le curieux sentiment de m’empêcher moi-même de m’y atteler.

La maison devenue trop grande s’effiloche, elle est en vente. Caves et pièces essaiment leur contenu à tous vents. Il faut faire place nette, tout laisser derrière soi, et ce faisant, affronter le paradoxe suivant : pour faire le vide, il faut tout enlever, absolument tout, sauf le vide.

Le vide, c’est l’Inconnu. Année après année, j’ai infusé la moindre parcelle du monde à ma disposition pour nourrir le temps et l’espace de mes rêves et en accoucher. Mais je sens que l’heure est venue de laisser faire le Vide. Comme si agir éludait d’emblée ce que j’ai à en apprendre. En aurai-je le courage ? Quand tout est vide, on n’est plus protégé, et il faut alors accepter de se laisser traverser, supporter cette vacuité et en attendre les effets.

J’ouvre les pièces, l’une après l’autre, je dois inaugurer le bal de la journée qui commence. La chambre de ma fille est calme, mais – même débarrassée de son contenu – continue d’exister en tant que telle, et constitue désormais un espace inhabité dans lequel je peux marcher, courir, m’allonger, crier, danser, rire, chanter ou me taire… tout comme m’y asseoir et ne rien faire. Je souris : les murs n’ont aucune importance, la pièce n’est plus un contenant, son vide est devenu un contexte, un espace de possibles, que je peux déployer à l’infini au gré de mon imagination. Rien à voir avec le néant des nihilistes.

Oubliées les chambres désertes qui serrent le cœur, la maison vaisseau-fantôme. Dans l’espace nu, on devient libre de circuler et de se percevoir. J’entends mes pieds nus effleurer le sol, le souffle soudain plus ample de ma respiration, mon cœur qui reprend sa course joyeuse.

Dans le vide, on chemine.

***

« L’homme libre suit la Voie, il n’est pas domestiqué ni dressé, il est vide comme le Ciel ». Tchouang Tseu

*René Char, Fureur et mystère.

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« Je ne te retiens pas. »

Tout là-haut, l’orage gronde, l’ampleur de son tonnerre agrandit l’espace.

Sur terre, nous sommes sortis sur la terrasse. Mon fils a passé son bras autour de mon épaule, les miens entourent sa taille et celle de ma fille. Collés les uns aux autres, passagers de notre toute petite sphère dans l’univers immense, nous sommes aux premières loges. Silencieux.

Le ciel stroboscope ses lueurs et je me réjouis de la contemplation émerveillée, l’attention fine que mes enfants accordent à l’événement. Déflagrations de la foudre, flammes dans le noir, éclairs, composent un chaos indescriptible mais font aussi écho à ce qu’il peut y avoir de plus profond en chacun de nous. En cet instant, nous partageons le même mouvement interne d’ouverture à la beauté que provoquent les grands déchaînements de Mère Nature.

Tous nous avons été enfants, adorateurs du Rien, prompts à nous emparer de trois brins d’herbe pour en faire une mer déchaînée sous le vent. Pour l’heure, les plus légers déplacements d’air, subtiles montées d’effluves de pétrichor, la moindre explosion de goutte sur la terre sèche sont autant de réminiscences de cette pêche à l’infime qui exhaussait le réel de nos enfances. Un temps d’écoute flottante aussi, qui – à l’instar du Rire – éclipse le moi, provoque un dessaisissement physique : les visages de mes enfants sont libérés de toute tension, défaits comme dans les rêves.

Gouttes et éclairs se sont faits plus rares, nous réintégrons la maison à regret. Tout instant tendre passe toujours si vite, tout est passé si vite. La vie nous échappe, l’heure est venue de nous séparer, mes enfants partent vivre leur vie d’étudiants hors de la maison, et je vieillis. C’est à dire que je commence à comprendre – au sens étymologique de prendre avec soi, intégrer – qu’il y a dans une vie des choses que l’on fait pour la dernière fois et que le temps du souvenir va arriver.

Se séparer, être séparé. Chacun d’entre nous sait ce que cela signifie, nos vies entières se dessinent dans ce mot. Depuis peu, une toute nouvelle sensation s’exacerbe en moi, prend un relief inédit à la pensée qu’ils ne seront bientôt plus tout à fait là. Je les regarde et leur souris, doucement. J’ai découvert avec eux l’amour qui résiste et grandit avec le temps, mais aussi – comme le disait Sartre – que nous ne sommes jamais indispensables à quelqu’un, juste nécessaires.

Etre séparés. Je les ai armés, il faut y aller et l’on ne devient vraiment humain qu’en affrontant ce danger. Je mets tout le poids de ma tendresse dans mon sourire, je le voudrais bouclier, philtre d’invincibilité propre à les protéger de toute douleur au moment de les envoyer naviguer.

A l’heure de leur départ, mon dernier sourire pour eux sera d’autant plus tendre que je sais désormais de quoi il retourne.

***


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« Je vous aime et j’ai eu une bonne vie. »

Le téléphone a sonné, une dose surnuméraire de vaccin m’attend. J’ai embrassé mes enfants, puis claqué la porte.

Beau temps mer d’huile. Caillot de sang ou thrombose ? Ce coup en traître du corps – que tant redoutent ! – ne provoque aucun remous intérieur. Je reste de marbre face à l’éventualité d’un accident. Dans une indifférence totale, dont la matérialisation adhère si parfaitement à ce que j’en pressentais que je m’en trouve curieusement ragaillardie.

Car quoiqu’il en soit, que peut-il bien m’arriver ?

Mes enfants sont sur pied, ce sont deux très jeunes adultes mais suffisamment armés pour avancer seuls dans la vie. J’ai eu l’inestimable chance de pouvoir grandir, étudier, voyager, développer curiosité et créativité, donner la vie, et aimer. Seul « inconnu » de ce parcours, l’état amoureux simultanément partagé. Mais il est désormais trop tard. Au-delà d’un demi-siècle d’âge, les femmes ne font plus rêver grand-monde. Et au fond, pour quel résultat ? J’aurai connu des formes d’amitié et d’amour moins brûlantes sans doute, mais durables. La messe est dite, je peux me lever sans laisser d’autre regret derrière moi.

Tout en marchant vers l’officine, je souris à cette expérience inédite pour moi consistant à se confronter à la possibilité de sa propre mort. Avant de partir, je suis montée voir mes enfants dans leurs chambres, leur ai dit en riant que je les aimais et avais bien vécu, et de faire une belle fête pour mon enterrement. Je ne crois jamais avoir rien dit de plus honnête qu’en cet instant précis.

Un pas léger après l’autre, j’avance sourire aux lèvres vers l’éventualité de ma disparition. Car oui, je trouve gaie l’idée de fausser compagnie à cette chronique d’une répétition annoncée à laquelle la vie nous confronte en vieillissant, quoique nous en puissions dire.

En ouvrant la porte de la pharmacie, j’ai pensé aux derniers mots de mon arrière grand-père à sa femme, sur son lit de mort : « Marguerite, je n’ai qu’un seul regret. Ne pas t’avoir appris à faire de la bicyclette. » Dernière miette de vie, qu’on pourrait trop vite croire insignifiante, au moment même de se quitter pour toujours.

Mais si drôle et touchante, du fait même d’être dérisoire. L’histoire d’une vie, de toutes nos vies.


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