Je trouve le temps long. J’ai la curieuse impression de n’avoir plus rien à perdre.
Dans l’atelier, je tourne en rond. Je range, essaie d’organiser au mieux les lieux pour travailler, sans conviction. Il serait pourtant grand temps de passer enfin à ma vie d’artiste. De temps à autre, l’envie pointe, mais je n’ai toujours pas renoué pleinement avec le temps du désir, ce possible à-venir qui est un creux à remplir. Selon les jours, j’oscille entre l’envie que tout se finisse et ce frémissement d’énergie intérieure, mais je ne sais pas comment le mobiliser.
Lundi matin, une nouvelle semaine est sur le point de commencer. Il est encore tôt, et je sors du laboratoire d’analyses. A la faveur d’un check-up de routine, je viens d’apprendre que je souffre d’une anomalie susceptible d’évoluer en cancer. J’ai accueilli l’information sans émotion particulière. Je n’ai aucune peur de mourir, seulement de souffrir, je sais pour avoir vécu la douleur physique de quoi il peut retourner.
Tout en marchant, je me surprends à penser que cette capacité à envisager une fin rapide est liée à une sensation de « trop connu ». J’ai l’impression curieuse de n’avoir plus rien à perdre. Même l’état amoureux partagé, dont je pensais pouvoir un jour faire l’expérience, est une quête que j’ai abandonnée. J’ai 58 ans, une époque est passée, et j’ai laissé derrière moi sans remords ces amours tissées de dépendance qui ont été les miennes.
Je dois trouver une autre clé.
Créativité et désir sont pour moi de la même essence, et je ne peux penser l’une sans l’autre : tous deux sont de l’ordre d’une expérience intérieure qui est à la racine de mon sentiment d’exister. Tous deux sont liés à une forme d’excitation, une tension qui s’auto-génère lorsque, corps plongé à vif dans le réel, j’accumule les sensations grâce auxquelles je pourrai ensuite donner forme d’idées. Tous deux sont une ligne de fuite, une perspective que je poursuis sans pouvoir jamais m’en approcher et qui -ce faisant- maintient un élan vital. Ou plutôt, le maintenait encore il n’y a pas si longtemps. Avant le naufrage.
En fin de matinée, je me suis rendue chez ma psychanalyste. Assise depuis à peine quelques minutes, son téléphone a sonné, et une urgence l’a obligée à annuler ma séance hebdomadaire. Logos interruptus, je sors de son cabinet un peu déboussolée. Le lendemain matin, elle rappelle pourtant pour me proposer de remplacer la séance interrompue avant son départ en congés d’été. Je la remercie puis raccroche, les yeux soudain emplis de larmes. Saisie d’émotion, alors pourtant qu’il s’agit d’un geste professionnel. Mais un glissement s’est opéré, une porte intérieure s’entrebâille furtivement : comme si quelqu’un se penchait enfin sur ma peine, faisait passer mes fragilités, mes besoins avant les siens. Simultanément, le souvenir lointain d’une nuit de musique partagée avec toi remonte, et d’un réveil au petit matin, le cœur étoilé d’une lumière inconnue et pourtant si claire que je l’avais – sans pouvoir pour autant la nommer – immédiatement reconnue. Ces deux émotions ont une parenté, j’y reconnais le même point de bouleversement.
Je pense soudain à toi, mon fils. A cet autisme qui t’a pendant si longtemps t’éloigné de tes émotions, dont tu étais pétri mais que tu ne nous communiquais jamais, car tu ne savais ni les identifier, ni trouver les mots pour les retranscrire. A ce jour où tu es revenu de l’école en me disant « j’ai mal au cœur », aux longues minutes vécues sans comprendre ce qui t’arrivait, jusqu’à être traversée de l’intuition qu’il fallait te demander non pas de m’expliquer si tu avais mangé quelque chose qui ne passait pas, mais de me montrer avec tes gestes où tu avais mal. Ta main alors posée sur ton cou, « C’est là maman, ça me serre, j’ai du mal à respirer. » Mes explications rassurantes, puis mes larmes, en comprenant que tu avais enfin trouvé cette clé si indispensable à la compréhension de nos relations avec les autres : identifier et nommer ses émotions.
Ces mêmes larmes qui aujourd’hui me submergent, ravalées tout au long de ces années pour ne pas faire peser mes émotions sur cette mère si anxieuse, si éternellement en demande d’être rassurée qu’elle les faisait immanquablement passer après les siennes. Me rendant impossible toute tentative d’identifier ou de formuler avec son aide ce que je ressentais vraiment. Il me fallait avant tout être l’enfant qui allait toujours bien, l’enfant-pansement. Jusqu’à en oblitérer toute émotion, m’en couper au point de ne pas en vivre à la naissance de mes enfants, de ne pas parvenir à éprouver l’amour ou le manque d’un homme et d’être poinçonnée jusqu’à l’os par la honte de me constater imperméable à ce qui semblait pourtant traverser, bouleverser, et mobiliser si naturellement les autres autour de moi.
J’essuie ma joue d’un revers de main. Quelque chose a bougé. Il faut que je travaille à passer de la sensation à l’émotion.
Il faut que je retourne ma peau.